Où mène la liberté sans l’instruction ?
La liberté serait-elle devenue insupportable parce qu'elle place l'homme libre face à ses qualités et à sa médiocrité ? C’est le refus de voir notre médiocrité croissante qui fait le lit de ceux qui occupent nos esprits et s’attaquent désormais aux élus de nos démocraties, sans que leur propre folie soit contrecarrée. Grisés par leur argent et leur pouvoir, ils se sentent des ailes et nous préparent aux extrêmes.
____________________
Par Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
Publié le 2025-02-26
« Les républiques seront à l’image de l’éducation de leur jeunesse(1). » Depuis l’Antiquité et avant l’arrivée de la démocratie (dans les lieux où elle est arrivée), les hommes étaient très majoritairement prédestinés. Leur naissance leur imposait leur rang social, leur métier, leur conjoint, leur religion, etc., c’est-à-dire à peu près tout. La démocratie permet à l'homme de choisir et le rend donc responsable de son destin. Les bourses permettent à des jeunes issus d'un milieu modeste de suivre des études. La religion n'est plus un carcan. On choisit son conjoint. Tout cela n'est pas vrai à 100 %. Le milieu familial joue toujours un rôle, plus ou moins atténué. Les exemples de ceux qui ont réussi malgré des origines sociales modestes, et inversement, de ceux qui se retrouvent oisifs, délinquants et en prison alors qu’ils sont nés avec bien plus d’atouts, ne manquent pas. Disons que les médiocres ont moins d’excuses.
L’homme d’avant Internet et les réseaux sociaux apprenait que la liberté est un idéal accessible au prix d’efforts, une valeur primordiale mais fragile, qui justifiait qu’on combattît pour elle. Sa valeur lui était révélée par l’éducation : celle de ses parents, instruits de leurs luttes et des guerres, et celle de ses maîtres à l’école et au lycée, respectés pour l’héritage qu’ils lui transmettaient. « Après le pain, l’éducation est le premier besoin d’un peuple », disait Danton. Depuis les Lumières et la Révolution, l’instruction garantie à tous était la clef de voûte de l’édifice où se forgeait un citoyen nouveau, libre, mais lucide : conscient de ses atouts et de ses faiblesses, de son rôle dans la société à bâtir, de ses droits individuels et de ses devoirs envers tous. Bref, elle faisait de l’instruit un responsable, c’est-à-dire in fine l’homme le plus libre qui soit.
NE PAS APPRENDRE, C’EST DEVENIR STÉRILE
Suivant une loi bien naturelle, plus l’individu bénéficie de facilités (y compris pour apprendre), moins il fait d’effort. C’est singulièrement vrai avec Internet qui, sur un simple clic, abreuve l’écolier de renseignements. L’apprenti-homme est bien en mal de discerner entre vrai et fake (il y faut déjà un bagage), mais se satisfait sans trop heurter son amour-propre de « copier-coller » des éléments fournis par d’autres sans se soucier de leur pertinence, du moment que cela lui fait gagner du temps sur un devoir à rendre ; temps gagné probablement consommé dans des activités ludiques ou des bavardages qui ne le fatigueront pas (sauf peut-être ses yeux et ses pouces), donc temps vraisemblablement perdu.
C’est là tout le paradoxe entre un esprit créatif désireux de faciliter la vie, qui élabore une invention utile à tous (par exemple : le tire-bouchon), ce qui suppose du raisonnement et de la créativité, donc des bases, et un esprit paresseux qui n’a pas fait l’effort d’apprendre, donc de comprendre, et qui devient stérile. C’est la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30) : qu’as-tu fait de tes talents ? Terrible question, terrible réponse, car on ne peut pas se mentir à soi-même. Mais aux autres, on peut toujours mentir et imputer sa médiocrité à la société, à l’État, à l’entreprise, au chef, au professeur, etc. Et là, on tombe directement dans le discours populiste. Une liste de « boucs » à désigner pour expliquer ses misères est un recours tentant pour l’individu sans libre arbitre et sans responsabilité. Elle lui permet de se défouler et le dispense de se questionner sur ce qu’il pourrait bien être devenu : inculte, assisté et médiocre.
Cette tentation est d’autant plus grande que les réseaux sociaux sont le réceptacle idoine pour un tel défoulement, un canal d’égout parfait pour des têtes vides et sans courage. Problème : ces réseaux sociaux sont possédés par les plus riches (bientôt le plus riche ?), donc les plus puissants. Non contents d’élire à leur tête des personnages peu fréquentables (paranoïaques, mégalomanes, menteurs éhontés, convicted felons), des peuples entiers quasiment incultes applaudissent et adulent ces plus riches qui, eux, ont bien appris les avantages du populisme. Ceux-ci se sentent des ailes : ils se mêlent maintenant ouvertement de politique et pèsent sur les gouvernements, influencent les mouvements d’opinion par leurs plateformes, soutiennent des partis extrémistes, attaquent ad hominem et par l’injure des élus chargés de gouvernement dans nos vieilles démocraties. Bref, ils usent sans vergogne de leur pouvoir, abreuvant les candides de fake au nom – un comble – de la liberté d’expression. En outre, les médias mainstream épient leurs moindres tweets compulsifs, leur donnant une caisse de résonance supplémentaire au lieu de dénoncer leur malfaisance. Nous sommes pourtant tous prévenus, et plutôt deux fois qu’une, de leur déséquilibre patent, de leur folie solitaire… Qu’importe, certains trouvent encore à s’extasier devant eux. Quant au plus grand nombre, il a renoncé, se contentant d’observer l’ascension fascinante de ces tristes personnages. Sans doute parce qu’il ne lui reste que la liberté… de consommer ce qu’ils nous servent, en leur donnant – gratis – une part toujours plus grande de son temps de cerveau disponible.
PAS DE VIGILANCE SANS CAPACITÉS DE PENSER
Ces nouveaux gourous à qui l’on confie les manettes de l’avion confirment pourtant les pires craintes qu’inspire une liberté sans garde-fou et sans conscience de son prix humain : la liberté sans l’instruction mène à l’extrémisme.
Qu’espérer dès lors de l’intelligence artificielle (IA), qui intéresse beaucoup ces personnages ? Elle va générer des gains de productivité considérables. C’est même la seule certitude. Déjà, des entreprises technologiques licencient ou annoncent de prochains licenciements « grâce à elle ». La plus grande efficacité va générer de plus grands profits, ce sont donc les grandes compagnies et leurs propriétaires qui vont engranger les dividendes. Tant mieux (peut-être) pour leurs heureux salariés, ceux qui resteront. Quant à ceux qui seront licenciés, ils perdront leurs revenus et, leurs capacités étant de moins en moins élevées, ils seront de moins en moins aptes à des reconversions coûteuses pour exercer une autre activité encore utile et encore à leur portée. Ils deviendront donc plus pauvres encore. Et cela concerne à terme le plus grand nombre, puisque l’IA ne peut que croître. Voilà ce qui nous attend. Un écart toujours accru entre les richesses dans un monde sans pensée. Après l’idéal de Danton, l’enfer de Dante ?
Jamais la question de l’éthique posée par la liberté n‘a été plus âprement soulevée. L’IA en soi n’est pas un monstre, ce ne sont que des algorithmes et donc une création géniale de l’homme au départ. Elle n’est pas plus nocive que la découverte de l’atome ou l’invention de la poudre à d’autres époques. C’est ce que l’homme fait de ses inventions qui doit toujours susciter la réserve et une observation vigilante. Or, quand on ne pense plus, il n’y a plus de vigilance. Alors, obéissant au diktat bien connu : « on ne peut aller contre le progrès », qui dispense les plus faibles de s’interroger sur ce qu’est le progrès de l’homme, nous nous satisferons d’un monde où l’IA décidera de l’essentiel de notre quotidien. Mais pas d’inquiétude : nos esprits ne fonctionnant pratiquement plus, nous n’en serons pas conscients et ne souffrirons donc pas. Une belle sédation, en somme.
Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
(1) Jan Zamoyski, conseiller des rois de Pologne Sigismond II Auguste et Étienne Báthory.