
Durant les périodes troubles traversées par notre pays, il était fréquent que des promotions de Gadzarts se distinguent particulièrement. Ce fut le cas de la Lille 135 durant la Seconde Guerre mondiale, celle de Pierre Vilars, doyen des Gadzarts décédé en 2024
(1).
Les camarades de la Lille 135 ² ont, eux aussi, été mobilisés, parmi lesquels treize seront faits prisonniers. Deux marins de la promotion, André Liot et Marcel Lemoine, n’auront pas tant de « chance » : ils ont péri à Mers el-Kébir lors de la destruction de la flotte française par les Anglais. Pendant sa captivité, Gasnier, dit « Toutoune », un autre camarade, construisit un tour qui a déjà eu les honneurs du magazine. D’autres rejoignirent les combats à la frontière belge, en particulier avec la 1re division cuirassée qui fut anéantie à Flavion (Belgique). L’un des rescapés, Jean Adde, écrivait il y a quelques années : «
Souvenez-vous que plus de 80 000 soldats sont morts pendant ces six semaines de combat. Ils sont oubliés par l’histoire de France, marquée par la “débâcle”. »
De gauche à droite, l’équipage en tenue de vol : sergent Cheymol, lieutenant Delrieu, sous-chef Lebedel, capitaine Bornecque, sous-chef Heyvang, lieutenant Lafond et sergent Sanson.
Les volontaires de la France libre, qui s’engagèrent comme lui en mai 1944 dans le Bomber Command de la Royal Air Force (RAF), n’avaient qu’un seul objectif : libérer la France et abattre l’Allemagne nazie. Les « Free French » furent intégrés dans les groupes « Guyenne » et « Tunisie » qui devinrent les «
squadrons » (escadrons) 346 et 347 de la RAF basés à Elvington (Angleterre), tout près de York. Jusqu’à 1 000 bombardiers en escadrille volaient presque journellement à partir de bases anglaises jusqu’en Allemagne, et détruisaient les centres industriels ainsi que les villes allemandes suivant la doctrine des bombardements stratégiques. De jour comme de nuit, ils devaient affronter la Flak (la défense antiaérienne allemande), ainsi que les «
intruders » (intrus) qui se faufilaient dans l’escadrille où ils causaient des dégâts considérables. Un homme sur deux avait des chances de survivre à 30 missions, et le paradis des aviateurs accueillait tous ceux qui ne rentraient pas.
Arrivé à la RAF en mars 1944, venant d’Afrique du Nord qu’il avait rejointe dès 1940, le lieutenant Pierre Lafond eut sa première mission de guerre comme navigateur de l’équipage du capitaine Bornecque en novembre 1944. Vingt-trois autres suivirent jusqu’au 25 avril 1945. L’ouvrage
Feu du ciel, feu vengeur(3) du lieutenant Delrieu, bombardier du même équipage, nous permet d’imaginer ce que fut leur vie pendant cette période.
Le journal de marche du groupe Guyenne rend compte, le 14 février 1945, de sa mission sur Chemnitz (Allemagne) : «
Le pilote, sans rien voir au-dehors, les yeux fixés sur ses multiples cadrans, a mené ses 32 tonnes à l’autre bout de l’Allemagne et en est revenu, tout seul dans la nuit, au milieu de 300 avions. Il a pu réaliser cela grâce à la science du navigateur qui, enfermé dans sa cabine éclairée, attablé à son bureau, a donné les caps, les vitesses, les altitudes qu’il fallait. Le bombardier s’est bientôt retiré dans la cabine vitrée qui, à l’extrémité avant du fuselage, est son domaine, et là il a scruté la nuit, il a découvert les marqueurs, il a dirigé le pilote ; il a, d’une pression du pouce, largué une bombe explosive et 990 bombes incendiaires. Pendant ce temps, le radio écoutait les “broadcasts” donner au navigateur les vents passés et futurs, et lâchait dans la nuit des poignées de leurres. Le mécanicien a rempli son rôle ingrat, mais indispensable… Il a changé les réservoirs d’essence pour équilibrer la consommation, a aidé le pilote dans le maniement de trop nombreuses manettes… Et les deux mitrailleurs, isolés dans leurs tourelles où il fait froid, ont, durant des heures et des heures, scruté la nuit. » Delrieu ajoute : «
Et c’est de l’entente de ces sept hommes qu’est fait un équipage. »
D’ailleurs, Pierre Lafond écrivait, en mars 1945, au délégué de promotion, avec une touchante simplicité : « J’ai un équipage sympa, le taxi est au poil, c’est un beau travail d’équipe et c’est formidable, mais il y a toujours la “Flak”, le givre ou la chasse de nuit pour gêner nos horaires. » Nommé chevalier de la Légion d’honneur en août 1946, il fut démobilisé en avril 1947. Sa vie durant, l’oxygène qu’il devra respirer journellement comme au temps du Halifax lui rappelait, n’en doutons pas, ces dures heures d’héroïsme ordinaire.
Le 23 avril 2006, soixante et un ans presque jour pour jour après sa dernière mission avec les Français des « groupes lourds » sur les batteries côtières de l’île de Wangerooge (Allemagne), en Frise orientale, les aviateurs, ses compagnons, l’ont accueilli en leur paradis.
Le Halifax, un bombardier lourd quadrimoteur britannique utilisé par la Royal Air Force durant la Seconde guerre mondiale.
Christian Lapie (Ch. 164) et Jacques Paccard (Ch. 164)
(1) Voir AMMag no 453, daté de novembre-décembre 2024.
(2) Sauf indication, tous les Gadzarts cités dans cet article sont de la Lille 135.
(3) Paru aux éditions Gerbert, 1984.