Du retour d'expérience à la loi des 5 « C »
Qu'apprennent réellement les hommes ? Leur désintérêt pour mettre en œuvre les actions correctives inspirées par l'expérience du passé n'explique pas seul leur lenteur à assimiler une leçon. Leur apprentissage peut aussi être bridé par le mode de pensée dominant.
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Par Jean-Baptiste Micewicz
Publié le 2024-10-19
Parlant de la transmission1, j’évoquais le contraste entre l’utilité reconnue par les hommes de mener des analyses Lessons learned (retour d’expérience ou Retex) et leur relative inaptitude, l’analyse faite, à vérifier la mise en œuvre du train de mesures utiles qui en découle. Nos collègues d’outre-Rhin savent, je l’ai moult fois constaté, l’importance qu’il convient justement d’accorder à cette phase-là dans un projet – la mise en œuvre –, et ce jusque dans ses moindres détails ; parce que c’est là, on le sait, où se niche le diable...
Or, la mise en œuvre ennuie beaucoup les cerveaux généralistes et concepteurs de vastes plans d’ensemble que nos écoles élitistes fournissent à la nation.
La pensée dominante
Nos gouvernants se soucient d’autant moins de la qualité du suivi de ces « détails » – dans l’entreprise, on se rassurera à bon compte en confiant cette tâche de suivi à la Qualité – qu’ils sont aux commandes pour trois ans, tout au plus... Donc, ils s’en désintéressent. Il en résulte de ce côté-ci du Rhin une faiblesse chronique dans nos organisations, puisque les grands décideurs aiment « lancer » (Fire and forget) des plans d’actions dont ils ne verront pas l’aboutissement. En général, les lancer leur suffit pour s’approprier par avance le bénéfice qu’on en attend ; peu leur importe de voir la suite, parfois enterrée avant le terme après leur passage. Des patrons sont ainsi, les politiques encore plus.
Mais il existe un autre travers, non cantonné à nos frontières celui-là, qui s’exerce plus en amont, pendant l’analyse des causes d’un échec susceptible de générer un retour d’expérience. C’est l’influence qu’exerce sur nous la pensée dominante du moment. On comprend bien a posteriori la mécanique infernale qui a mené au drame dans une période grave lorsqu’on dispose cinquante ans plus tard de toutes les archives, enrichies des analyses menées avec le recul par des historiens ou des sociologues. Aussi peut-on trouver des politiques qui ont « tiré les leçons de l’histoire ». Mais ont-ils eu raison la fois suivante ? ne se fourvoient-ils pas à nouveau à leur époque dans leurs décisions, aveuglés par le nouveau paradigme où ils évoluent ?
Croyances versus réflexions
Prenons les tranchées de 14-18. Bien qu’atrocement coûteuses en hommes, elles ont permis de fixer les Allemands, puis de repartir de l’avant après des mois de guerre de positions. Forts de cette expérience, nous avons édifié l’infranchissable ligne Maginot sensée dissuader toute nouvelle velléité d’invasion de notre voisin. Ne nous croyons surtout pas plus malins aujourd’hui que ne l’étaient nos stratèges des années vingt, traumatisés par la « Der des ders ». N’allons pas croire qu’il ne s’est pas trouvé un contradicteur à l’époque pour suggérer que l’inexpugnable ligne Maginot pourrait aussi être contournée par un ennemi pas totalement stupide. Nos anciens n’étaient pas idiots et y ont pensé ! Seulement voilà : contourner la ligne Maginot signifiait passer par les Ardennes ; or, les Ardennes sont infranchissables. Tel était le postulat de l’époque. C’était même pour cela qu’on n’avait pas jugé bon de prolonger la ligne dans cette région (et peut-être aussi pour ne pas froisser nos amis belges). Fin du débat. Donc, personne ne s’est demandé plus avant si, malgré tout, moyennant certains moyens... On pouvait franchir l’infranchissable. C’était comme ça ; quelqu’un, fort d’un savoir limité, l’avait décrété, et avait assez d’autorité pour être cru et surtout pas contredit. Cela me rappelle une citation dont j’ai oublié l’auteur : « Tout le monde disait que c’était impossible. Et puis un jour, un homme est arrivé, et il l’a fait ». En l’occurrence, il s’appelait Guderian2.
L’erreur consciente et assumée
Forts de l’expérience de cette bévue, pouvons-nous penser que, bien plus tard, la pilule était passée ? Eh bien, j’ai quelques doutes, me souvenant d’un mois très inquiétant de 1986 où des gens très sérieux, journalistes, officiels, industriels et scientifiques sont venus expliquer sans rire à la TV que le nuage de Tchernobyl ne pouvait pas passer le Rhin et que nous étions tranquilles...
Ainsi trouve-t-on des raisonnements structurés et séduisants, professés par des sachants que nul n’osera contrer (sauf à ses périls), mais basés sur des postulats faux ou des pseudo-observations fausses ; ils conduiront à de nouvelles erreurs et de nouveaux déboires.
Aussi faut-il toujours s’interroger sur le degré de raison de nos experts, de nos stratèges et de nos dirigeants... Ils parlent tous très bien, assurément, surtout nos politiques formés à cela. Mais où et par qui ont-ils été éduqués ? Que comprennent-ils de la physique ? On peut se le demander, quand certains arrivés aux responsabilités ferment des centrales nucléaires, voire outre-Rhin condamnent la filière pour se voir obligés aujourd’hui de rouvrir des centrales à charbon (sic) ; quand il se trouve encore des rêveurs pour ne jurer que par un secteur renouvelable qui ne pourra jamais, et de loin, compenser la part d’énergie garantie par notre parc nucléaire, qui répond aux besoins du pays.
Et que dire enfin de ceux qui osent encore vendre sans honte à la masse crédule de leurs électeurs de nouvelles mesures dites de justice sociale qui vont appauvrir encore le pays ? À croire que nos concitoyens, pourtant réputés instruits sur l’incurie de leur État - en quasi-faillite, obligé d’emprunter chaque année pour payer ses fonctionnaires - croient encore que des mannes financières insoupçonnées existent – sans doute accaparées par de vils profiteurs – que la justice commande de redistribuer au peuple ? Qu’ont-ils appris des promesses en politique ? Rien.
Faut-il pour autant désespérer ? Gardons-nous-en, grâce à l’humour, meilleur antidote possible face à la bêtise et à l‘ignorance. Dans ce registre, Einstein est passé maître : « Deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise humaine. Encore que pour l’univers, je n’en suis pas tout à fait certain ». Après tout, en pointant du doigt notre incapacité à réellement tirer les leçons du passé, nous identifions une loi humaine qui se manifeste cruellement, génération après génération, contredisant cruellement la croissance supposée de notre conscience collective ; c’est la loi des 5 C : C’est c... mais c’est comme ça ! Espérons ne pas trop nous en mordre les doigts dans les temps qui viennent...
Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
1 – AMMag n° 441 de déc. 2022-janv. 2023
2 - Concepteur du « Blitzkrieg » durant la Seconde Guerre mondiale...