Achevons notre visite historique et culturelle de l’hôtel des Arts et Métiers, avenue d’Iéna à Paris, avec notre guide Michel Mignot (Cl. 160). Les œuvres sélectionnées, sises aux 3e et 4e étages, n’ont rien d’inférieur à celles des salons somptueux des niveaux précédents.
Comme à chaque niveau, l’angle sud, donnant sur l’avenue d’Iéna, mérite d’ouvrir la visite. En effet, il offre, plus encore à ce 3e étage de l’hôtel des Arts et Métiers qu’aux niveaux inférieurs, une vue exceptionnelle et imprenable sur la tour Eiffel et le musée Guimet (photo 1), corseté de rouge et flanqué de niches peuplées de statues asiatiques pour toute l’année que durera la programmation « Guimet x Chine 2024 », célébrant le 60e anniversaire des relations diplomatiques franco-chinoises. Le panorama est resté inchangé depuis la construction de l’hôtel, contemporain de l’érection de ces monuments parisiens des années 1890.Avant d’abriter, aujourd’hui, le « Pôle carrières et emploi » au service des sociétaires, cette pièce était une belle chambre, celle des enfants Bernstein puis Singer. Notre alerte centenaire Roberte Singer y a vécu sa prime enfance, après sa naissance à ce même étage, dans la chambre de sa mère, l’actuel Pian’s. lors de sa visite de mars 2023, elle nous a confié avec émotion qu’elle se souvenait de la vue de sa chambre de petite fille. L’endroit fut ensuite inclus dans l’appartement de fonction qui occupa tout le côté sud de l’étage, jusqu’à l’actuel service informatique avec vue sur le jardin. Pendant cinquante ans, les premiers délégués généraux y demeurent, Alfred Metton (Ch. 1889) jusqu’en 1938, puis Pierre Pillot (Li. 123) jusqu’en 1977.Le trumeau de cheminée, d’origine, se compose d’un miroir et d’une peinture encastrée.
Le tableau à l’auteur non identifié représente une «
scène galante » (photo 2). La chambre du fils aîné adolescent, Robert Bernstein, son premier occupant, conserve une illustration intéressante de la mode d’élevage des oiseaux dans des cages en bois aux rideaux occultants, lequel, particulièrement prisé au XVIIIe siècle, permettait le contrôle des chants et mélodies des volatiles.Un couple fait halte sous un abri de lattes végétales sur une aire champêtre limitée par une modeste barrière. Au sol, une volière ouverte. La « belle » manie et retient un long ruban noué à la patte frêle du captif, dont elle goûte et suit les déplacements mesurés. C’est la promenade de l’oiseau, thème déjà abordé par Jean Raoux en 1717, actuellement au musée de Sarasota (Floride, États-Unis), où l’on constate la même élégance dans la technique gestuelle des deux jeunes filles. Dans la composition murale de l’hôtel d’Iéna, le compagnon manifeste son intérêt pour l’amie, qu’il lorgne bien plus que l’oiseau.
LES AMOURS TROIS FOIS SURPRIS
La pièce mitoyenne précédente abrite actuellement le bureau mis à disposition des camarades bénévoles, initialement chambre du fils cadet, futur auteur dramaturge, Henri Bernstein. Pendant de la chambre d’angle, elle accueille un trumeau de cheminée semblable, composé d’un miroir et d’une peinture encastrée. Le tableau à l’auteur lui aussi inconnu correspond encore à une scène galante intitulée «
Les Amours surpris » (photo 3).
La toile, bordée d’une agréable sculpture de bois peint en blanc, résonne avec une estampe inversée et recolorée de René Gaillard, nommée «
Les Amans surpris » (The Metropolitain Museum of Art, photo 4), née d’une œuvre disparue de François Boucher. Ce thème se veut à la mode dans les belles demeures. Iéna en possède deux, l’autre inversée, dans le salon Président et déjà décrite dans une précédente édition d’Arts & Métiers Mag(1).
Une photographie de Philip Plisson,
La Mer (photo 5), se reflète dans la glace de la cheminée, tout comme les reflets et les variations lumineuses de la mer sont restitués avec talent dans l’œuvre du célèbre marin-photographe.
La salle conviviale du Pian’s, avec un tableau du Duc, copie de Jean-Pierre Ricouard (Bo. 165), à l’autre angle avenue d’Iéna, et la salle dédiée au Clenam, avec les deux « chambres » ci-dessus décrites, forment le côté dominant l’avenue,
une coursive extérieure fort étroite (photo 6) reliant les quatre pièces.
La salle du Pian’s et celle du Clenam, réunies lors de l’installation de la Soce, formaient
la vaste bibliothèque (photo 7), dont un élément très fonctionnel de rangement meuble encore la pièce du Clenam.
L’ancien puits de lumière naturelle, éclairant le hall d’honneur du premier étage, a été fermé et recouvert d’un plancher à partir du 3e étage lors des profondes modifications(2) de l’hôtel en 1992 afin d’offrir à la Soce des surfaces supplémentaires, dont une salle de réunion dite « des commissions » et la petite « salle Guy-Azam », en mémoire de l’animateur leader éponyme (Ai. 147).
PORTRAIT D’UN ANCIEN PAR UN CONTEMPORAIN
Enfin, la partie ouest, côté jardin, englobe en partie les bureaux de la Fondation Arts et Métiers, née en 1977. Ces espaces ont d’abord été des salles dédiées aux revues techniques de la Soce, puis à la rédaction de la revue, les armoires-bibliothèques datant de cette période.Le
bureau du président de la Fondation comporte de part et d’autre de la cheminée, surmontée d’un miroir renvoyant l’image de la magnifique bibliothèque, trois belles œuvres d’art.Comme toujours à Iéna, le Duc préside aux destinées de ce lieu d’actions fraternelles. Il est cette fois représenté dans un tableau exceptionnel (photo 8) d’André Carpentier (Li. 146), ingénieur et peintre aux talents reconnus dans des expositions au Carrousel du Louvre ou dans sa galerie d’Essaouira, au Maroc. Le Gadzarts à l’âge déjà bien avancé tient absolument, en 2018, à concrétiser une œuvre originale qui trotte dans sa tête depuis longtemps, en hommage à notre fondateur, auquel il reconnaît les innombrables actions et les intemporelles valeurs, pour l’offrir ensuite à la communauté AM. Il rassemble, avec l’aide de la Fondation, la centaine d’images, tableaux, portraits et sculptures représentant François XII au cours de sa longue vie mouvementée, en vue de s’imprégner du célèbre « enfant des Lumières ». Dès l’abord, la peinture des traits physiques demeure conforme à la réalité avec, notamment, la présence des joues pleines, de la bouche pulpeuse et de la broussaille des épais sourcils. Mais l’essentiel réside dans le visage éclatant, qui livre une expression d’une puissance extrême et dégage une belle « lumière ». À l’examen plus attentif, sous l’angle de gauche, l’ombre se fixe sur une partie du cou et l’effet de masque apparaît ; l’homme intime, blessé, exilé, disgracié s’efface sous le philanthrope aux belles valeurs et sous le rayonnant entrepreneur intemporel…L’inhabituelle effigie du Duc, conception atypique de Carpentier, non-portraitiste à son ordinaire, constitue un authentique marqueur pictural, axé sur la dualité humaine. L’auteur délivre par le biais du « loup » l’homme public éternel et l’homme privé éphémère.
L’ESPRIT ÉGYPTIEN DANS UNE PENDULE
Une
statuette en bronze de 80 cm (photo 9) attire le regard. La réalisation, signée Ferdinand Barbedienne, plusieurs fois dupliquée par d’autres fondeurs, est une réduction de l’œuvre monumentale exécutée en 1879 par Paul Dubois (1829-1905), allégorie du «
Courage militaire » qui illumine
le cénotaphe du général de Lamoricière dans la cathédrale de Nantes (photo 10). La posture bien qu’assise du guerrier, couvert d’une peau animale et coiffé d’un casque surmonté d’une créature chimérique, renvoie force et lucidité. Le modèle en plâtre avait été admiré à l’exposition universelle de 1878.
Une pendule de style « Retour d’Égypte » (photo 11) en marbre noir délicatement gravé affiche l’heure « pharaonique » encadrée par
quatre oiseaux antiques aux encoignures de l’objet. Deux triangles écimés, à droite et à gauche, enferment des symboles égyptiens, des cartouches illisibles et les silhouettes probables d’Horus et Osiris. Dans la bande horizontale sous l’ensemble, une déesse, sans doute Isis, déploie ses longues ailes protectrices qui soulignent avec faste l’ensemble du cadran et des autres ornements antiques. En contraste avec le monde du Nil, les deux aiguilles à flamme dorée recouvrent le XII des chiffres romains, midi ou minuit, sur un fond de couleur crème agrémenté d’un délicieux quatuor de roses très épanouies. La pendule semble tronquée de sa partie supérieure, un sphinx a pu s’y allonger… Sans marque d’horlogerie ni indice d’identification, elle garde encore un aspect mystérieux.
En sortant du bureau présidentiel de la Fondation, l’ancien, élégant et petit escalier d’origine gagne le 4e et dernier étage.
UNE SANGUINE REMARQUABLE
Étage des services, il l’était déjà à l’origine, Roberte Singer ayant rappelé que pas moins de dix-sept serviteurs, nurses et gouvernantes y évoluaient, dont deux à son « service exclusif ». Aujourd’hui, il accueille une bonne moitié des salariés permanents de la Soce, ceux de la rédaction d’Arts et Métiers Mag ou encore de la direction administrative et financière, notamment tout le service de comptabilité, le service relations sociétaires, la gestion de l’annuaire, des distinctions et médailles, etc.
Dans le bureau de la responsable du service, un remarquable
portrait de vieille femme (photo 12), tableau original de la main d’
Henri Guinier (Ch. 1883) longtemps confiné dans les réserves de la Soce, est désormais réhabilité en sa place, avec la dédicace de l’auteur : « À mes camarades membres de la commission de secours ». Il s’agit d’une sanguine, technique à laquelle le peintre a eu recours. L’ocre rouge et la craie blanche aboutissent à un dessin fort réaliste. La silhouette vivante d’une aïeule, aux coquettes boucles d’oreilles, coiffée d’un genre de turban soyeux et sombre, ne cache pas les marques de la vie, qui ont buriné ses joues et ses mains. Émouvant contraste avec la fraîcheur des traits du nourrisson qu’elle porte avec affection et auquel elle offre un sourire affectueux. Un souffle harmonieux unit l’ancienne et la jeune génération.
LA MÉDAILLE DE GUINIER
Henri Guinier (1867-1927) décède peu de temps après l’installation des Gadzarts à Iéna.
La médaille de la Société distinguant alors nos
membres, frappée de sa conception picturale, fut distribuée pendant des années. Son avers (photo 13) présente le profil gauche du Duc ainsi que la signature de l’auteur. C’est la référence fondatrice de l’école d’Arts et Métiers. Assise devant lui, une déesse altière et majestueuse, tête ceinte d’une branche végétale, quasi dénudée – seul un voile léger recouvre ses jambes –, brandit palme et couronne de laurier, symboles de victoire et de réussite. L’ampleur des ailes dorsales accentue le maintien droit de l’allégorie, et le discret pied nu renforce la féminité dégagée. Sous le regard ducal approbateur, des fumées denses s’échappent des hautes cheminées d’un complexe industriel qui n’est autre que l’école de Châlons-en-Champagne.
De parcimonieuses configurations ont succédé à celle de Guinier, notamment à l’occasion d’événements anniversaires, comme en 1997
pour les 150 ans de la création de la Soce, avec une belle représentation de la façade de l’hôtel(3).
En 2024, la Société fait frapper un nouveau modèle (photos 14 et 15), le revers s’enrichissant enfin d’une silhouette féminine parmi les trois Gadzarts. Il n’est pas inutile de rappeler que
la première femme intégrée à l’École, Nicole Laroche, le fut il y a soixante ans, dans la promotion Li. 164 ; le couturier Jacques Estérel, Gadzarts lui-même de la Cl. 135, proposera et créera l’élégant modèle féminin de l’uniforme, avec jupe moderne et pratique. L’avers de la médaille représente le Duc, fier de sa première expérience fondatrice en sa ferme de la Montagne de Liancourt en 1780. Ce site historique, actuellement propriété de la Fondation, a vibré au centenaire de l’École en 1880 ainsi qu’à son bicentenaire en 1980, et se prépare à célébrer en 2030 les 250 ans de sa création. Son musée historique national Gadzarts protège l’uniforme généreusement offert par la pionnière Gadzarts.
CENTENAIRE DE LA PRÉSENCE DE LA SOCE EN 2025
Ainsi s’achève la visite, qui met en lumière le riche patrimoine artistique et historique accumulé et précieusement conservé depuis plus d’un siècle par les Gadzarts, respectant et poursuivant ainsi la volonté originelle de l’architecte Léon Chatenay et du banquier Bernstein, son client amateur d’art : créer un bel hôtel particulier fonctionnel, aménagé avec goût, ouvert à tous.Enfin, la galerie d’œuvres présentées n’est nullement exhaustive. Au détour d’une salle ou dans les réserves, l’on peut découvrir un dessin de Matisse… L’abondance de lustres appelle un chapitre flamboyant. De nouveaux dons et créations de Gadzarts ne cesseront de faire vivre ce lieu, joyau de la communauté fraternelle. L’année 2025 marquera le centenaire de la présence de la Soce et sera prétexte à la connaissance et au rayonnement de la marque Arts et Métiers. Tout comme le Club Iéna, qui n’a de cesse de faire davantage visiter notre riche patrimoine à vos camarades et amis. Ils ne le regretteront pas, ce sera une vraie fierté.
Michel Mignot (Cl. 160)
(1) Voir AMMag no 448, daté de janvier-février 2024, p 116.
(2) Voir AMMag no 444, daté de mai-juin 2023, p. 69.
(3) Voir AMMag no 449, daté de mars-avril 2024, p. 143.
légendes photos dans l'ordre de lecture de cet article
((Photo 1 / © M. Mignot/AMM))La tour Eiffel et le musée Guimet vus du balcon du 3e.
((Photo 2 / © M. Mignot/AMM))Scène galante.
((Photo 3 / © M. Mignot/AMM))Les Amours surpris (inconnu).
((Photo 4 / © The Metropolitan Museum of Art / NB : pas de « t » à « Amans »))Les Amans surpris, de René Gaillard.
((Photo 5 / © M. Mignot/AMM))La Mer, de Philip Plisson.
((Photo 6 / © M. Mignot/AMM))La coursive du 3e, sur l’avenue d'Iéna (Paris 16e).
((Photo 7 / © Archives Fondation A&M))La bibliothèque en 1925.
((Photo 8 / © M. Mignot/AMM))Le Duc, par André Carpentier (Li. 146).
((Photo 9 / © M. Mignot/AMM))« Le Courage militaire », reproduction réalisée par Ferdinand Barbedienne.
((Photo 10 / © M. Mignot/AMM))Cénotaphe du général Lamoricière à la cathédrale de Nantes, avec la statue « Le Courage militaire » de Paul Dubois.
((Photo 11 / © M. Mignot/AMM))Pendule de style « Retour d’Égypte ».
((Photo 12 / © M. Mignot/AMM))Sanguine d'Henri Guinier (Ch. 1883).
((Photo 13 / © M. Mignot/AMM))Médaille de la Soce fin XIXe, œuvre d'Henri Guinier (Ch. 1883).
((Photos 14 et 15 ensemble / © ??))Nouvelle médaille 2024 de la Soce. À gauche, avers « Le Duc et sa création à Liancourt 1780 » ; à droite, revers « Enfin une fille dans le trio Gadzarts ».
Sources :
- archives de la Fondation Arts et Métiers de Liancourt
- archives et fascicule "En parcourant les salons de l'hôtel des Arts et Métiers" de Claude Counil (Bo. 168)