Les mœurs évoluent au fil du temps. À l’échelle d’une génération, des interdits s’effacent, de nouveaux tabous surgissent. Ces changements sont d’autant mieux acceptés qu’ils sont progressifs et lents. Ils laissent au plus grand nombre « le temps de s’y habituer ». Mais la morale n’y trouve pas toujours son compte. Certains observateurs attentifs à ce sujet invitent à la méfiance à l’égard des « glissements idéologiques imperceptibles ». Ils les considèrent comme des armes révolutionnaires de propagande au service de la conquête du pouvoir. Cette méthode infantilisante fait usage de mots talismans et de slogans, répétés à l’excès ; elle amène le peuple à adopter des postures qu’il rejetterait, par une vision adulte. Ce n’est pas de la bonne pédagogie. Ce phénomène s’apparente à de l’hypnose collective.
Le philosophe suisse Éric Werner analyse comment le pouvoir exploite le « mot talisman », technique révolutionnaire. Un mot talisman a une signification naturelle sympathique, parfois même noble. Mais son interprétation est malléable et en permet un usage tendancieux. Le mot talisman fait briller une lumière inédite qui fascine l’auditeur et l’amène au-delà de ce qu’il aurait pu, seul, imaginer. Les grands médias assument le relais de la diffusion à grande échelle des mots talismans. Les messages publicitaires en sont imprégnés. Les mots talismans sont choisis pour leur pouvoir de propager l’anxiété collective. Les repères moraux, sociaux et culturels de la civilisation sont malmenés, et le désordre s’installe. Petit à petit, les gens sont amenés à se sentir étrangers à leur environnement. L’interminable récital des dangers, vrais ou imaginaires, qui les menacent vise à les culpabiliser en les rendant responsables de nuisances irréversibles. Le pouvoir a toujours besoin de division pour s’imposer. L’assimilation de messages transmis par les mots talismans peut aboutir à créer de la distance entre ceux qui « coopèrent » et ceux que la réflexion incite à la pondération, à la réticence ou au scepticisme. La vérité ne sort pas toujours gagnante des affrontements entre convaincus et sceptiques. Les manœuvres d’influence dictées par des idéologies sournoises rendent ceux qui les subissent imperméables aux faits qui révèlent la vérité à travers les réalités. Dominer par l’intimidation est tentant, car plus économe de moyens que convaincre avec pédagogie. Plus la méthode d’intimidation est discrète, plus la soumission paraîtra douce. Le souffle de l’idéologie envahissante se montrera léger, supportable. Le pouvoir qui en fait usage dispose d’une arme de persuasion efficace, car il promet la protection à ceux qui se confient à lui. D’autres mots talismans sont employés pour dissiper les craintes. Il faut laisser le désordre s’installer pour manifester son pouvoir de rétablir l’ordre.
Les mots talismans camouflent trop souvent des mensonges sous-jacents. Une simple prise de conscience ne suffira pas à s’en débarrasser. Désactiver la machine qui les fabrique sera une solution plus sûre. Pour cela, en plus de les démasquer, il faudra cesser massivement d’en consommer. La richesse de la créativité, fruit de la culture de l’esprit critique, passe par le respect des réalités et de l’initiative personnelle.
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