Debat / Point de vue de Jean-Baptiste Micewicz (Cl.177)
De « La main à la pâte » à l’Evolutive Learning Factory

De « La main à la pâte » à l’Evolutive Learning Factory
Se penchant sur le sillon laissé par Georges Charpak, notre chroniqueur voit une filiation entre la vision pédagogique du célèbre prix Nobel et l’évolution actuelle des campus Arts et Métiers.
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Par Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
Publié le 2024-07-17
 
Georges Charpak (1924-2010), ingénieur des Mines de Paris, élève de Frédéric Joliot-Curie, physicien au CERN et à l’ESPCI ParisTech, ami de Pierre-Gilles de Gennes et cofondateur de la société Biospace, a reçu le prix Nobel de physique en 1992 pour « l’invention et le développement de la chambre proportionnelle multifils ». C’était aussi dans la vie un homme bourru, curieux et attentif, qui prisait peu les mondanités, leur préférant des amitiés fidèles.
Nous évoquions dans ces colonnes(1), à la rubrique « Grandes figures », un autre Georges, Gutman (Cl. 143), dans l’industrie aéronautique d’après-guerre. Voilà deux Georges avec d’autres points communs : leur origine modeste, leur judaïté et la Pologne pour terre de leurs pères – Gutman né en France, Charpak y arrivant gamin en 1931. Une France terre d’asile et d’espoir pour ces immigrés-là, que Vichy livra pourtant aux nazis. Le père de Gutman fut pris dans la « rafle du billet vert » du 14 mai 1941. Charpak, lui, échappa de justesse avec sa famille à la rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942, averti la veille par un camarade de classe dont le père était policier. Gutman, le FFI ; Charpak, le résistant déporté à Dachau…
Si leurs carrières furent très différentes, évoquer ces deux hommes fait donc sens à mes yeux. Il se trouve que j’ai connu l’un et l’autre, et que j’ai pu apprécier leur modestie et leur gentillesse, quand les deux m’intimidaient : Gutman, comme N+2 quand je commençais ma carrière ; Charpak, parce que j’ai eu le privilège de partager une galette des rois chez lui avec un groupe d’amis versés dans son aventure « La main à la pâte », qu’il initia en 1995 avec ses confrères Yves Quéré et Pierre Léna de l’Académie des sciences.
 
Voilà une « manip » qui plairait à plus d’un Gadzarts. Son objectif est d’éveiller aux sciences dès la petite école en confrontant les jeunes du primaire à la magie de l’expérience et du raisonnement. On joue et on expérimente d’abord, on observe ce qui se passe, puis on se pose des questions sur ce qui s’est passé et on en tire une loi utile, qu’on valide. C’est un défi amusant qui ne nécessite aucun autre investissement que celui de former en amont des maîtres volontaires pour animer ces « ateliers » participatifs pour petits. Nos étudiants ont souvent la tête trop pleine trop tôt et pas assez bien faite, modelée par un enseignement général théorique et peu orienté vers les applications pratiques. De ce fait, l’enseignement technique fut longtemps une voie peu prisée parce que devenue voie de recours pour ceux qui décrochaient des filières générales.
Quelle erreur d’appréciation et quel gâchis, quand on mesure notre déficit en professionnels, et alors qu’une pléthore de bacheliers n’ayant aucun savoir-faire se bouscule toujours à l’entrée de filières longues et sans débouché ! Qui n’a pas déjà mesuré le manque de curiosité des lycéens et collégiens – quand ce n’est pas leur complet désintérêt – pour les carrières de techniciens et d’ingénieurs, qu’en fin de compte ils méconnaissent totalement ? Charpak le visionnaire avait compris que le manque d’appétence des jeunes pour ces carrières remonte au peu d’attrait des matières scientifiques et techniques dès leur plus jeune âge, avant même le collège, par suite d’une association a priori de ces disciplines à un bon niveau en mathématiques souvent rédhibitoire.
En réintroduisant dès la petite école l’expérience, synonyme d’abord de jeu, on peut donner très tôt le goût du toucher, de l’essai, de la construction ; on stimule la curiosité des petits, leur étonnement devant les phénomènes, on développe leur capacité à observer, mesurer, analyser. Par suite, les lois qui sous-tendent ces observations seront plus facilement et durablement assimilées. Plus tard encore, le goût pour les équations, à l’heure d’en faire, en sera décuplé. La science peut être concrète et joyeuse, formules comprises.
N’était-ce pas la philosophie de l’enseignement balbutiant aux Arts et Métiers ? Faire, s’étonner parfois du résultat, se poser des questions, refaire, tâtonner, corriger, observer, réfléchir et, enfin, comprendre, quitte à apprendre la théorie idoine après, pour mieux la retenir… et peut-être mieux l’appliquer. Puis transmettre le tour de main, avec le plaisir d’enseigner utilement. C’est là la noblesse de l’apprentissage, dont il reste toujours quelque chose, quand des cours purement théoriques non soumis à l’épreuve du réel peuvent vite s’oublier dans un long cursus.
LAISSER LES ÉLÈVES INGÉNIEURS SE FROTTER AUX MACHINES
Aujourd’hui, « La main à la pâte » continue avec la fondation du même nom(2) pour nos jeunes écoliers. Dans le même esprit, on pourrait aussi citer le travail de la fondation « Du fer au savoir(3) », à Liancourt, qui est un peu à « La main à la pâte » ce qu’est la technologie à la science, à une échelle de diffusion moindre. Pour les moins jeunes, je m’interroge sur ce qui peut s’affilier à l’approche de Charpak dans nos écoles préparant à la carrière d’ingénieur. Et l’ELF, ou Evolutive Learning Factory(4), me vient à l’esprit. Si l’ELF est une manière d’aborder l’entreprise 4.0 en laissant les élèves-ingénieurs s’y frotter pour mieux maîtriser par la suite l’ensemble des processus de production, alors cela y ressemble. La condition requise est d’équiper en conséquence les établissements. C’est cher, mais cela vaut le coup. Disons-le : il est fini, même aux Arts, le temps où les élèves s’essayaient – pas toujours avec bonheur, et c’était même utile – sur des tours, fraiseuses, étaux limeurs, rectifieuses, affûteuses et autres machines à tailler les engrenages dont ils tiraient, par l’essai infructueux ou la faute bien comprise, un savoir utile une fois en situation dans les usines où ces outils étaient mis en œuvre.
Les moyens actuels héritiers des machines-outils d’autrefois sont ceux mis en œuvre dans l’ELF. En permettant que chaque campus Arts et Métiers évolue vers une organisation en Learning Factory, gageons que notre École demeurera celle qui, par excellence, prépare les ingénieurs dont l’industrie de demain a besoin : en leur servant sur un plateau, dans ses propres locaux et pour s’y faire les dents, des équipements de production numérisés et évolutifs, dans des environnements ouverts et des lieux d’échange, avant qu’ils ne rejoignent les entreprises où ils auront à gérer ces systèmes. Oui, de « La main à la pâte » à l’ELF proposée à la fois comme expérimentation et comme enseignement à nos futurs actifs, la même philosophie circule à travers les âges, non sans malice, et c’est la bonne.
(1) AMMag no 424, février 2021.