Point de vue / Idées
De l’acédie à l’asphyxie

De l’acédie à l’asphyxie
L’époque, pourtant bien plus favorable à la survie et au bien-être de notre espèce, est perçue comme irrespirable. Pourquoi ? Notre chroniqueur identifie les marqueurs de notre société qui illustrent le retard croissant du progrès de l’homme sur celui de la technique.
 
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Par Jean-Baptiste Micewicz
Publié le 2024-05-21
Edvard Munch, Melancholie, 1906-1907, Neue Nationalgalerie, Berlin
Je ne pense pas que c’était mieux avant. Nombreux sont les progrès considérables auxquels nous ne prêtons même plus attention : l’eau et l’assainissement, l’électricité, les transports, nos réseaux routiers, la station d’essence à proximité, les magasins bien approvisionnés, notre couverture médicale, l’accès à l’enseignement, les congés payés, le téléphone, Internet… On a oublié le temps des brigands de grand chemin, du fait du roi, des famines, des guerres continuelles et des épidémies dévastatrices. Et pourtant, nous réalisons que notre époque est devenue pénible pour le plus grand nombre, que les incivilités sont légion, que la violence est partout, que quelque chose a déraillé… À quoi cela tient-il ? Quelle est la part de réalité dans ce mal-être ?
 
UNE ÉPOQUE IRRESPIRABLE
L’individualisme, le matérialisme et le numérique sont les cavaliers de cette révélation. Avec leurs signifiants : le chacun pour soi, l’appât du gain et l’immédiateté. L’immédiateté, qui pousse à la performance, et son négatif, le sentiment d’impuissance, avec la conviction facile de n’être qu’un tout petit acteur de problèmes globaux qui perdureront quoi qu’on fasse, nous dispensent de réfléchir sur nous-mêmes et nous dédouanent à bon compte. Ce sont les gros – comprendre : les riches qui voyagent en jet privé ; les grands groupes industriels qui polluent ; les grands labos qui nous infectent ; les grandes banques qui nous dévalisent – qui sont les responsables. Les autres, pas moi. Et si, malgré tout, nous devinons notre propre médiocrité, alors une offre de distractions inégalée nous est proposée ad libitum pour ne plus penser et combler notre temps libre, un temps de respiration pourtant gagné grâce au progrès et à des décennies d’émancipation. Plus que jamais, du pain et des jeux nous sont offerts. Et pourtant, nous le sentons : notre époque est devenue irrespirable…
Le bon sens désigne le bug originel : quand on a tout ou presque, sur quoi rêver, se projeter, s’investir, se construire et, ce faisant, découvrir le sens de notre vie, c’est-à-dire notre valeur ajoutée à la communauté des vivants ? S’il se gave dès le plus jeune âge, qu’est-ce qui peut faire encore envie au petit d’homme devenu adulte ? Lui faire regarder l’autre autrement qu’en l’enviant, parce que l’autre possède ce que lui n’a pas ? Lui faire voir que l’entraide et l’empathie sont plus précieuses que l’iPhone dernier cri ? Quand on ne sait même plus lire et écrire correctement, qu’on n’a aucune référence, aucun modèle vertueux, et qu’on ne s’intéresse à rien sauf à sa satisfaction sensorielle immédiate, comment espérer faire marcher sa tête, comprendre le monde et lui apporter sa pierre ? « Après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple », disait Danton. Pensons-nous ainsi ? J’ai vu dans un bois une mère obèse marcher avec peine, une canette de soda dans une main et une cigarette dans l’autre, un portable collé à l’oreille. Allant et venant devant elle, son enfant très jeune se promenait sur un petit vélo… électrique. Ce gamin saura-t-il pédaler dans la vie ?
 
UN MAL-ÊTRE QUI ASSÈCHE
C’est une époque de surabondance et de vide. Une époque d’argent roi et de distractions sans aucune bonification pour l’homme. Une époque de violence. Les hommes bons sont devenus silencieux et ont renoncé. Aussi les mauvais prennent-ils le pouvoir, et les stupides suivent aveuglément les incultes qui les haranguent. All it takes for Evil to prevail in this world is for enough good men to do nothing(1). C’est cela que nos âmes et désormais nos corps sentent : notre indigestion de ce too much fait de rien et qui nous fait honte ; notre incapacité de nanti à prendre soin de notre être profond et des autres, quand d’autres meurent pour que nous restions libres. Cette prise de conscience nous met en sidération et nous installe dans la mélancolie.
Il faut lire l’excellent article « Reprendre son souffle », paru dans L’Obs no 3087 du 30 novembre 2023, consacré à un entretien croisé avec Clotilde Leguil et Marielle Macé(2). L’une parle de toxiques, en référence aux drogues et, par extension, à la toxicité des temps ; l’autre parle de respiration, dont nous savons qu’elle est salutaire pour évacuer le stress et les agressions de notre environnement. Les deux auteures se rejoignent pour parler de l’irrespirabilité de notre temps et diagnostiquer intelligemment un conflit entre notre intérieur et notre extérieur. L’image est pertinente : depuis qu’il existe, l’homme échange avec son environnement et en nourrit son moi profond, nourrissant lui-même en retour les autres à partir de ses propres ressources. Quand l’échange n’est plus satisfaisant, il n’existe plus, son âme se révolte et son corps se charge de le lui faire savoir.
Notre époque est formidable. Pourtant, nous expérimentons un mal-être nouveau qui nous assèche, avec son cortège de dépressions, d’infarctus, d’AVC, de cancers, de pétages de câble, de révoltes et de règlements de compte entre concitoyens numérisés qui ne se reconnaissent plus entre eux. Le véritable grand remplacement se fait sous nos yeux, indifférent aux races, couleurs de peau et religions que les politiciens pointent à longueur de temps. Les dix personnes qui se parlaient ou se souriaient autour de vous dans un rayon de dix mètres ont déjà muté : huit ne vous voient pas, car elles parlent à toute allure – avec leurs pouces – à un petit appareil qui en sait plus sur elles qu’elles sur lui ; une neuvième reste malheureuse et résignée dans son coin, fuyant le monde ; la dernière vous dérobera votre sac.
Ni bonjour, ni au revoir, ni merci. Nous sommes déjà presque tous devenus des zombies. Dans les films d’horreur, ils finissent par se manger entre eux. Vite, respirez !
 
Jean-Baptiste Micewicz (Cl. 177)
 
([1]) « Tout ce qu'il faut pour que le Mal l'emporte dans ce monde, c'est que suffisamment d'hommes bons ne fassent rien. » Citation d’Edmund Burke (1729-1797), homme politique et philosophe irlandais.
(2) Clotilde Leguil est psychanalyste et philosophe, auteure de L’Ère du toxique – Essai sur le nouveau malaise dans la civilisation (PUF, 2023). Marielle Macé est directrice de recherche au CNRS et écrivaine, spécialiste de théories littéraires, auteure de Respire (Verdier, 2023).
 
Edvard Munch, Melancholie, 1906-1907, Neue Nationalgalerie, Berlin