Point de vue / Histoire & Patrimoine
« Président », « Delâge » et « Magne »

« Président », « Delâge » et « Magne »
Trois prestigieux salons du 1er étage de l’hôtel d’Iéna
La majesté du hall d’honneur, décrit dans le numéro précédent (pages disponibles ici), de l’hôtel des Arts et Métiers, à Paris, mérite une description spécifique de ses trois salons côté avenue d’Iéna. Ensemble, ces pièces en sont l’un des joyaux depuis sa construction. Tout Gadzarts rêve d’y aller ! Puis d’y retourner…
____________________
Par Michel Mignot (Cl. 160)
Publié le 2024-02-21
LE SALON MAGNE
Nommé « Louis Magne », en reconnaissance d’un don important du Gadzarts éponyme (An. 130) au bénéfice de la communauté Arts et Métiers, notamment pour la création de prix et de bourses pour les élèves poursuivant leurs études à l’étranger.
Louis Magne (1912-2019), lui-même acteur d’une brillante carrière aux États-Unis, a été l’un des dirigeants du groupe Schlumberger. Il obtint la médaille d’or de la Soce. Salle de billard à l’origine, l’espace devient salle du Comité à l’arrivée de la Soce, en 1925, puis se transforme en restaurant de l’hôtel jusqu’en 1992. C’est alors le salon Club Iéna pour des réceptions diverses. Il prendra son nom actuel en 2020. Vaste et lumineux salon d’angle donnant sur Paris, la tour Eiffel et le musée Guimet, il est considéré comme le plus prestigieux de l’hôtel, et sa décoration se hausse à la mesure de ses ambitions.
trumeau de cheminée avec buste de Gaëtan de La Rochefoucauld
L’ensemble harmonieux du trumeau de cheminée date de la construction de l’immeuble et a vraisemblablement été prélevé d’une autre demeure. Au-dessus de la cheminée de belle facture, un panneau, aux grandes dimensions, reçoit un vaste miroir élégamment encadré de bois sculpté et doré. Une horloge ronde, aérienne avec sa paire d’ailes, chapeaute le tout.
De part et d’autre du miroir sont accrochés deux instruments gémellaires de curiosité pour mesure scientifique, fort prisés à l’époque : un baromètre à gauche et un thermomètre à droite. Sur le premier, un baromètre de type Gay-Lussac, identifiable par le siphon séparé du long tube principal par un rétrécissement, le réservoir paraît vide et a perdu son bouchon. Les indications en lettres noires « tempête » et « très sec » jouent un rôle purement décoratif. En revanche, sur le second objet, un thermomètre au mercure apparemment opérationnel, gradué de –14 à +47 °C, plusieurs événements climatiques remarquables du XVIIIe sont notés. La date la plus récente, 1768, correspond à l’épisode de gel à –14 °C qui sévit à Paris cette année-là. À l’opposé, la température maximale que connut la capitale, soit 30 °C, est signalée en 1753. Sur la cheminée, le buste de Gaëtan de La Rochefoucauld, le plus jeune fils (1779-1863) de notre « bon duc ». Après le décès de son père, il rachète les parts de ses deux frères aînés, devenant ainsi le « marquis de Liancourt », et s’inscrit dans le sillage des nombreuses œuvres de son père. La jeune Soce l’admet comme premier membre bienfaiteur, conséquence d’une généreuse rente annuelle perpétuelle de 2 000 francs à partir de 1859. De la sorte, la Soce fut reconnue d’utilité publique l’année suivante. En 1920, les La Rochefoucauld rachètent cette rente pour 50 000 francs. L’œuvre, datant de 1860, est due au sculpteur Hippolyte Maindron (An. 1816), tout comme celle du buste de François XII de La Rochefoucauld, son père, sur la cheminée du hall d’honneur.
 
Les deux « grisailles » de Piat Joseph Sauvage (1744-1818)
Saison printanière                                                                      Saison estivale
Ces deux scènes, au-dessus des portes d’accès de part et d’autre de la cheminée, relèvent du procédé de la « grisaille ». Cet artifice en trompe-l’œil, exécuté en dégradé et clair-obscur, donne l’illusion de bas-relief. Afin d’être à la mode, nombre de demeures royales et nobiliaires s’ornent ainsi. Le diptyque, élément probable d’un polyptyque des quatre saisons, est attribué au grand peintre flamand Piat Sauvage, nommé premier peintre de Louis XVI. La scène de gauche, au-dessus de la jonction avec le hall d’honneur, évoque la saison printanière par ses attributs floraux. L’espace supérieur comporte une guirlande de fleurs qui pend en feston, faite de roses et de feuillage léger, venant entourer les personnages. Celle de droite, au-dessus de la jonction avec le salon Delâge, donne une champêtre estivale, avec les belles gerbes de blé issues de la moisson. Il y a six personnages, exclusivement des putti. L’inventaire de la vente Bernstein-Singer comptabilise quatre grisailles, peut-être les quatre saisons. L’automne et l’hiver restent donc à découvrir !
 
Portrait de Louis Bienaimé (An. 1829) 
Louis Bienaimé (1815-1853), artisan majeur du groupe présidé par Pierre Schreuder en 1846 devant aboutir à la fondation de la Soce (1), offre son domicile au premier Comité de 1847. Ce lieu fut également le premier siège de la Soce dont il était le vice-président. Louis Bienaimé développa considérablement l’industrie orthopédique dans laquelle il acquit une grande notoriété et un grand respect du monde médical. D’ailleurs, sur le tableau offert en 1926 par son fils Amédée, amiral, se trouve une prothèse de jambe et de pied, et le spécialiste tient un carnet agrémenté de prototypes.
(1) Lire le premier article de la série sur l’hôtel d’Iéna : « 1823-1925 : la Soce et l’hôtel d’Iéna avant leur rencontre », AMMag no 442, daté de février 2023.
 
La cathédrale d’Auxerre
Quelle plaisante œuvre du peintre marseillais Joseph Garibaldi (1863-1941) ! Elle provient d’un don d’Émile Melin (Ai. 1885), vice-président de la Soce.
 
tapisserie d'Aubusson « Venus et Vulcain » vers 1680
Remarquable par sa taille, par son sujet bien adapté aux Gadzarts et par son exécution, cette tapisserie aubussonnaise, réalisée vers 1680, traite du dieu forgeron Vulcain, grand maître en son art du feu, qui fabrique un casque pour Énée, fils adultérin de son épouse Vénus. La gestuelle professionnelle de l’homme impressionne par la force virile qui s’en dégage ainsi que par la maîtrise des outils utilisés. Quelle atmosphère de labeur bien fait, ce qu’affectionnent les Gadzarts ! La séquence se déroule dans un cadre de nature, sous une voûte de branches d’arbres. C’est une image mythologique, avec une bordure typique du XVIIe siècle aux nombreux entrelacs de lignes et de fleurs.
 
LE SALON « PRÉSIDENT »
Ainsi nommé par la Soce dès 1926. Le président alors en exercice, Louis Delâge, 1874-1947 (An. 1889), fut le premier à s’y installer. Ses successeurs bien prestigieux l’imitèrent, jusqu’au déplacement du bureau présidentiel. L’affectation du nom perdure.
Trumeau de grande classe avec son tableau restauré en 2023 par Club Iéna
Sur la cheminée, buste du président Jules Ramas (Ai. 1885) entre les deux vases en métal travaillé et patiné.
Une belle cheminée en marbre rose et son trumeau avec miroir et tableau, chacun ceinturé d’un cadre de bois sculpté et peint en or, rehaussent la luminosité et la beauté rayonnante de la pièce. À mi-hauteur et de part et d’autre du miroir doré, une paire d’appliques murales au style raffiné apporte un éclairage indirect amplifié par la glace. En bronze doré, les lampes comportent, chacune, trois bras de lumière finement torsadés et dotés de bobèches. Elles sont fixées par un support, imitation d’un épais cordon noué, à deux longs pompons. Le tableau supérieur, non signé, dans le goût de l’École française du XVIIe, suite de Boucher, représente une pastorale aux jeux d’enfants. Au calme, assis sur un tapis verdoyant, un jeune trio campagnard, accompagné d’un mouton et d’un chien, couchés et indolents, fait une pause. L’adolescente semble s’amuser des jeux sonores des deux gamins soufflant dans des herbes ; la scène respire la simplicité d’un bonheur tranquille. L’œuvre, antérieure à 1925, présente un parfait état de conservation. En effet, Club Iéna veille au maintien de la qualité du patrimoine et a fait restaurer l’accrochage bucolique en 2023. Le résultat est excellent, c’est indéniable. La tablette de la cheminée accueille un buste en bronze, patine brune de Jules Ramas, 1869-1963 (Ai. 1885), président de la Soce de 1932 à 1935, six fois membre du Comité, maire de Chatou (Yvelines) de 1935 à 1944 et commandeur de la Légion d’honneur. Il s’agit d’une œuvre de la sculptrice Marie-Josèphe Costelle-Clère (1914-2005), voisine du Vésinet. De part et d’autre du buste, sur la cheminée, se dressent deux vases en métal sombre et patiné, aux silhouettes piriformes de balustre, enroulées par des légendaires dragons asiatiques.
 
trio en conversation à la campagne                               /              trio au repos dans une vallée montagnarde
Aux côtés du trumeau de cheminée, deux tableaux de l’École italienne du XIXe, non signés, deux scènes paysannes, livrent des instantanés de la vie quotidienne. Celui de gauche présente un premier trio, deux femmes et un homme, en tenue locale, tenant conversation près d’un muret de grosses pierres en équilibre. Notons le joli port féminin avec une cruche d’eau posée sur la tête de l’une d’elles. Le tableau de droite se compose d’un autre trio, dans une vallée montagnarde, dont une jeune fille, lourd panier au bras, et son compagnon chapeauté. La seconde femme se repose, long bâton en main, et grosse poterie à anse contre son flanc. Un foulard ample installé en plis sur sa chevelure et, surtout, un toupet, un coussinet vrillé sur le crâne, indiquent la future assise de la cruche et la technique utilisée.
 
scène galante, allumage de la flamme...                     /            scène galante aux amours surpris
Enfin, signalons la présence de deux autres tableaux. Le premier, au-dessus de la porte d’entrée, par le hall d’honneur, dépeint une scène galante où les nymphes allument le flambeau de Cupidon. De sa main gauche, l’une d’elles oriente une loupe qui reçoit les rayons obliques de lumière, dont le faisceau modifié concentre la chaleur vers laquelle Cupidon tend la modeste torche ; l’autre nymphe semble recevoir, elle aussi, les rais après leur passage à travers la lentille de verre. La seconde œuvre prend place au-dessus de la porte d’accès au salon mitoyen Delâge. Elle retrace une autre scène galante, aux amours surpris. Sous un ciel bleu d’été, en un champ de blé haut, un moissonneur alerte, muni d’une petite faucille en sa main gauche, progresse dans sa tâche paysanne. Il tombe sur un jeune couple aux étreintes sans équivoque. Chapeau masculin au sol, grand panier renversé, couple encore enlacé, chien qui lâche ses aboiements vindicatifs et surtout le regard ébaudi du faucheur témoignent des « amours surpris ».
 
LE SALON DELÂGE
Baptisé du nom du « principal artisan de l’acquisition de l’hôtel », Louis Delâge, président de la Soce de 1924 à 1927.
Louis Delâge, l’un des nombreux pionniers de la construction automobile, qui compte une foule de Gadzarts, brille parmi les meilleurs. Une lettre originale de sa main, adressée à son « cher Galut », Basile Galut (Ai. 1901), son bras droit et directeur de ses usines, est exposée dans un cadre, à proximité de la photo du patron-président.
 
Trumeau cheminée + buste Gaudineau An. 1841 /  Tableau « pastorale »
Le trumeau de cheminée est, ici aussi, composé d’un miroir et d’une peinture, les deux ceinturés d’un cadre sculpté en bois doré. Le tableau, dont l’auteur n’est pas identifié, représente une pastorale dans le goût du XVIIIe, sans doute intégrée dès l’origine de l’hôtel. Une jeune bergère dont les moutons se reposent à proximité s’est assoupie au bord du chemin, à l’ombre d’un arbre. Ainsi endormie, elle s’est allégée de son bâton pastoral, posé à côté. Un chevrier, accompagné de ses bêtes, la croise et, appuyé sur son bâton de marche recourbé, la contemple en silence, admiratif. Signalons la présence d’un buste de Louis Gaudineau (An. 1841), en marbre de Carrare, sculpté par Paul Rigolade. Louis Gaudineau (1827-1900), membre du Comité, fut l’un des premiers bienfaiteurs de la Soce, faisant don en 1900 de 400 000 francs pour la caisse de secours, notamment.
 
Buste d'Alexandre Corréard                                             /   Réduction du tableau Le Radeau de La Méduse de Géricault))
À noter encore, le buste d’Alexandre Corréard (Co. 1803) en bronze à patine brune, sculpté par André Monclus (Pa. 1940). Corréard (1788-1857), célèbre ingénieur géographe embarqué sur la frégate La Méduse, naufragé, rare rescapé des deux semaines de dérive sans vivres du radeau de la Méduse, devint un exceptionnel narrateur, avec le chirurgien Henri Savigny, autre rescapé de l’infortune aventure. Ce récit a inspiré la célèbre et monumentale œuvre de Géricault, Le Radeau de la Méduse (1819), exposée au Louvre. Corréard, figure reconnaissable, indique de son doigt pointé vers l’horizon le bateau anglais providentiel.
 
Le portrait de Madame Adolphe Coquet, accroché dans le salon Delâge, a été peint en 1878 par le Lyonnais Jean-Louis Loubet (1841-1903). Le couple Coquet – Adolphe, 1841-1907 (Ai. 1856), et son épouse, Clémence, décédée en 1908 – est membre bienfaiteur de la Soce en reconnaissance d’un don de 80 000 francs pour aider les camarades qui souhaitaient s’installer dans les colonies ou à l’étranger. Adolphe Coquet, architecte de renom à Lyon, élève des Beaux-Arts, 1er Second Grand Prix de Rome d’architecture en 1871, a signé de nombreux monuments et bâtiments publics dans sa région et à l’étranger.
 
Enfin, le portrait du duc de La Rochefoucauld-Liancourt est une réplique du tableau original d’Antoine-Jean Gros (1771-1835), réalisé du vivant du duc en 1824 en trois exemplaires pour ses trois fils. Le duc est le fondateur du concept des écoles d’Arts et Métiers. Celui-ci prend corps en 1780, dans sa ferme de Liancourt, et évoluera pratiquement jusqu’à son décès, en 1827. Il fut l’inspecteur général, nommé par Louis XVI en 1786 puis par Napoléon en 1806, notamment des écoles de Compiègne, de Châlons-sur-Marne, de Beaupréau en 1811 puis d’Angers en 1815. Pour les Gadzarts, c’est toujours leur « bon duc », le père fondateur de leur école.
Delage ou Delâge ?
Quelle est la bonne orthographe de « Delage » ? Avec ou sans accent circonflexe sur le « a » ? La marque automobile « Louis Delage » ne prend pas d’accent. En revanche, le nom de son concepteur s’écrit avec un « â », comme en témoignent son acte de naissance ou sa signature, par exemple sur la lettre manuscrite affichée dans le Salon Delâge.
 
Par Michel Mignot (Cl. 160)
 
sources :
• Archives de la Fondation Arts et Métiers de Liancourt.
• Archives et fascicule « En parcourant les salons de l’hôtel des Arts et Métiers », de Claude Counil (Bo. 168) , président de Club Iéna jusqu’en 2023 et membre très actif depuis les transformations de 1992.