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Décarbonation et « environmental natives », l’alchimie en devenir

Décarbonation et « environmental natives », l’alchimie en devenir
 
Après une longue période d'alerte sur les enjeux environnementaux des années 1990 jusqu'au milieu des années 2010, nous avons évolué vers la promotion et la valorisation des actions en faveur de l'environnement. Si certains climatosceptiques demeurent, on peut aujourd’hui considérer que chacun, que ce soit en tant qu’individu ou en qualité de salarié, a été sensibilisé et se sent concerné par les enjeux environnementaux et sociétaux auxquels nous faisons face. L’industrie, qui s’est vu fixer des objectifs ambitieux pour réduire drastiquement les émissions du secteur, doit trouver ses solutions pour se décarboner. AMMag vous propose d’explorer les défis et pistes concrètes pour accélérer cette transition. Après les digital natives, nous entrons dans l’ère des « environmental natives »…
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Par Grégoire Buffet (Bo. 191), directeur associé du cabinet de recrutement pour l’industrie Indside, et Guillaume Buffet, fondateur de Motherbase.ai
Publié le 2024-01-30
On l’a récemment vu dans la presse : 50 des sites industriels les plus polluants viennent de signer un contrat de transition avec l’État pour réduire de 45 % leurs émissions d’ici à 2030. Le gouvernement français, comme ceux de nos voisins européens, confirme ainsi son engagement pour la décarbonation de l’industrie ainsi que son objectif visant à réduire de 55 % les gaz à effet de serre (GES) en 2030, pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. 
Décarboner et relocaliser l’industrie n’est plus une option et répondra à nos enjeux non seulement environnementaux, mais aussi de souveraineté économique et de création d’emplois. Face à ce défi, les entreprises parent « au plus urgent » et priorisent, jusqu’à présent, la recherche de solutions permettant de remplacer les sources d’énergies fossiles par des énergies renouvelables. 
Si cette priorité énergétique est essentielle, elle ne pourra, à elle seule, permettre d’atteindre ces objectifs ambitieux pour 2030. D’autant que la substitution des sources d’énergie de l’entreprise est un projet au long cours. Pour diversifier et accélérer la décarbonation, les entreprises doivent donc impérativement engager en parallèle la transformation bas carbone de toutes les étapes du cycle de production industrielle.
UN PAS DE GÉANT ÉNERGÉTIQUE OU UNE SOMME DE PETITS PAS DÉCARBONÉS
Alors que chacune de ces étapes peut elle-même se subdiviser en de nombreux projets pour chaque entreprise industrielle, la gestion parallèle d’autant de chantiers peut se muer en risque pour son activité. En résumé, pour certains, l’équation à n inconnues – gestion courante x transition bas carbone – semble encore insoluble !
Pourtant, si l’on analyse la dynamique des start-up et PME innovantes, ne serait-ce que françaises, proposant des solutions opérationnelles pour chacune de ces étapes, les pistes existent. Multiples. Sérieuses. Ayant, pour nombre d’entre elles, déjà fait leurs preuves.
DIVERSIFIER LE CHANGEMENT, TOUT DE SUITE
Dans un secteur habitué à des cycles de projets pluriannuels exigeant une planification détaillée, la mise en œuvre décentralisée de projets de décarbonation, avec des partenaires externes souvent jeunes, qui plus est en mode « test & learn(1) », peut sembler inimaginable ! Mais, quand le temps est compté, les équipes disponibles limitées, et l’objectif difficile à quantifier, le « mode projet » devient inapplicable. Et l’innovation ouverte s’impose alors comme la seule option envisageable. D’autant que, dans la « course contre la montre » engagée d’ici à 2030, chaque semaine gagnée compte. En particulier les premières !
Fin septembre 2023, par exemple : le comité stratégique de filière (CSF) « Solutions Industrie du futur », associé à Numeum, Evolis et NSE, a lancé le portail de la décarbonation de toutes les étapes du cycle de production industrielle. Plus de 500 solutions issues de start-up et de PME françaises sont identifiées, évaluées et qualifiées de façon neutre. « En tant que filière transverse, nous avons la mission d’adresser les problématiques spécifiques de chaque industrie pour contribuer à l’atteinte des objectifs de décarbonation fixés par les accords de Paris. Les industriels nous remontent le constat suivant : les solutions de décarbonation actuelles sont insuffisantes pour les remplir. Il était donc indispensable pour la filière “Solutions Industrie du futur” d’apporter une vision 360° des start-up de la décarbonation, et ce, quelle que soit l’industrie », détaille Grégoire Alexandre, chef de projet Hub Solutions Industrie du futur. Et d’ajouter : « Par ailleurs, pour assurer l’identification continue des solutions les plus innovantes, le portail de la décarbonation utilise l’IA [intelligence artificielle] pour mettre à jour de façon continue les acteurs identifiés. Afin de pérenniser cet outil, nous sommes actuellement à la recherche de partenaires pour nous accompagner dans son développement. »
LA CONVENTION DES ENTREPRISES POUR LE CLIMAT
La bonne nouvelle est que, en dehors d’une minorité de climatosceptiques, la prise de conscience de l’urgence climatique est assez bien partagée aujourd’hui. Les initiatives telles que la CEC, la Convention des entreprises pour le climat, contribuent fortement à répandre un haut niveau de conscience des enjeux et à créer un vocabulaire, un référentiel commun. Les idées pour transformer les sociétés, et donc la société, en un modèle plus vertueux, moins carboné, sont nombreuses.
Face à toutes ces bonnes volontés, nous constatons tout de même trois freins différents qui pourraient ralentir notre progression vers une industrie décarbonée. Le premier frein concerne la difficulté à concrétiser les intentions en actions tangibles, où l’élan initial d’une théorie séduisante bloque dans sa mise en œuvre pratique. Un deuxième risque identifié est celui de se perdre dans l’océan des solutions possibles, toujours plus innovantes et prometteuses. On y retrouve notamment les ultraconfiants qui, face à la pensée magique selon laquelle la technologie sera en mesure de tout résoudre, restent passifs. Le troisième obstacle réside dans une gestion défaillante des projets, où l’inefficacité de la coordination interne des entreprises, ou interentreprises, consommerait beaucoup d’énergie humaine pour assez peu d’avancées concrètes, à l’image d’un budget « saupoudré » qui ne permettrait à aucune des initiatives soutenues de prendre son envol.
ENTRE « TEST & LEARN » ET VUCA
Au moment de préparer ses cadeaux de Noël, il y a ceux qui, s’y prenant trop tard, renoncent et offrent des bons d’achat, ceux qui passent des heures à faire des listes bien préparées, mais laissent parfois la satisfaction de côté, et enfin ceux qui répartissent les responsabilités, de façon agile, et saisissent les opportunités avec efficacité. Pour le pilotage de projets ambitieux, c’est la même chose ! Il va falloir adopter la bonne démarche, agile et efficace, pour mener une transition efficace et durable. 
C’est donc le moment ou jamais pour agir concrètement : donnons aux collaborateurs des projets, accompagnons-les et ayons confiance en la bonne volonté de chacun. L’urgence de la situation ne nous laisse pas le choix : il faut miser sur l’agilité de chacun et sur le « test & learn ». Une culture déjà solidement ancrée dans les usines grâce au « kaizen », une démarche d’amélioration continue mobilisant chaque membre d’une équipe pour réaliser de petites avancées au quotidien tout en analysant les points de blocage afin d’optimiser le processus global. Cette méthode d’organisation agile est invariablement influencée par le monde VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity(2)) dans lequel nous vivons aujourd’hui. Car, finalement, la seule chose que l’on maîtrise vraiment, c’est qu’un monde carboné nous envoie directement dans le mur. 
Pour autant, chaque entreprise ne pourra pas atteindre le même niveau de soutenabilité. Certaines, par leur nature, le sont déjà pleinement : énergies renouvelables, décarbonation des procédés, etc. D’autres, en revanche, doivent opérer une mutation profonde (métallurgie, cimenterie, chimie… autrement dit les industries dites « énergivores »).
En parallèle, il ne faut pas oublier qu’une entreprise doit être durable, tant d’un point de vue climatique que sur le plan économique. Plusieurs équilibres sont donc à trouver pour atteindre une performance globale tout en restant rentable. Et cette équation n’est pas aussi insoluble qu’on pourrait le croire ! 
Par exemple, dans le contexte actuel de hausse des coûts des matériaux, du transport, de l’énergie, etc., repenser sa chaîne d’approvisionnement (changement de fournisseur, relocalisation), ses modes de production (écoconception) ou encore son modèle économique (réparation, reconditionnement, etc.) peut même s’avérer économiquement bénéficiaire !
DU CONSTAT À L’ACTION COLLECTIVE 
À l'échelle des entreprises, les richesses humaines sont bien alignées pour agir dans cette même direction. Après une longue période d'alerte sur les enjeux environnementaux des années 1990 jusqu'au milieu des années 2010, nous avons évolué vers la promotion et la valorisation des actions en faveur de l'environnement. Si certains climatosceptiques demeurent, on peut aujourd’hui considérer que chacun, que ce soit en tant qu’individu ou en qualité de salarié, a été sensibilisé et se sent concerné par les enjeux environnementaux et sociétaux auxquels nous faisons face. 
Certains ont déjà choisi de passer à l’action, dans le cadre d’associations, d’actions collectives (Dirigeants responsables, The Shift Project, Ruptur, la CEC…) ou directement au sein de leur entreprise en y portant ces enjeux. D’autres ont préféré quitter leur employeur ou leur secteur, car ils n’étaient plus en accord avec leurs impacts environnementaux : c’est ce que la presse appelle le « climate quitting(3) » ! D’autres encore, qu’ils soient étudiants ou salariés, ont opté pour une solution plus radicale. On se souvient des étudiants agronomes, en rupture avec un monde carboné, qui ont décidé de déserter AgroParisTech par exemple.
Cependant, cette prise de conscience générale ne suffira pas pour relever les défis qui se présentent à nos portes. Véritable point de passage obligé, cette longue période de sensibilisation a été essentielle pour mobiliser chacun et mettre en place des solutions opérationnelles. Il est maintenant grand temps de passer à une phase d’action globale et de recherche de l’efficacité pour ancrer durablement l’engagement au sein de nos usines.
TOUT LE MONDE DANS LE MÊME BATEAU…
Les salariés sont prêts, et les entreprises également ! Cependant, au moment de larguer les amarres vers une industrie performante, inclusive et durable, il est crucial de veiller à ne laisser personne sur le quai. Les niveaux de maturité varient : certains sont déjà dévoués à la cause environnementale, quand d’autres sont plus réticents à l’idée d’embarquer dans cette nef de la transformation. Tout le monde n’est pas parfaitement à l’aise avec ces sujets et les mutations qu’ils impliquent dans nos quotidiens. Or la participation d’une grande majorité à cette dynamique de changement est nécessaire pour atteindre les objectifs ambitieux fixés par l’ONU.
Il est donc indispensable de diffuser cette culture à tous les niveaux de l’entreprise. La responsabilité environnementale ne peut être déléguée à un seul expert RSE(4) ou responsable décarbonation. Tout comme la qualité, la responsabilité environnementale doit rester l’affaire de tous !
De même, la vision inspirée d’un dirigeant ne suffira pas. La décarbonation de nos industries doit venir de chacun, en particulier des collaborateurs. Comme on a pu le voir avec l’utilisation du téléphone mobile ou, récemment, avec celle de l’intelligence artificielle générative au travail, les collaborateurs sont essentiels pour porter les nouvelles pratiques. Il faut aussi favoriser la montée en compétences sur ces sujets au sein de l’entreprise, en s’appuyant soit sur des recrutements externes, soit sur des formations en interne. 
Si l’on veut mener à bien cette phase de transition, il faudra impliquer les bonnes volontés, et donc faire confiance et donner les clés aux salariés. Comme nous l’a enseigné la transition de certaines entreprises vers un modèle libéré, de telles mutations systémiques nécessitent un engagement complet de la part de l’ensemble des parties prenantes. Deux leviers sont essentiels pour y parvenir : faire monter en compétences les salariés et les mettre en mouvement grâce à la responsabilisation. Il nous faut assister à un changement de mentalité, de culture d’entreprise. De la même manière qu’il l’est en tant que citoyen, chaque salarié doit être soutenu pour apprendre à faire autrement. Il faut l’accompagner dans ces nouvelles responsabilités tout en préservant un équilibre entre ses nouvelles et ses anciennes attributions.
APRÈS LES « DIGITAL NATIVES », LES « ENVIRONMENTAL NATIVES » ?
Il est vrai que le sujet environnemental a une place prépondérante dans les préoccupations des jeunes générations, notamment la génération Z. On constate également un engagement marqué de la part de nombreux jeunes parents, profondément préoccupés par l’avenir de leurs enfants, qui s’investissent activement dans ces questions. Il pourrait alors être tentant de dresser un portrait-robot stéréotypé du geek de l’environnement ! 
Pourtant, portés par leurs préoccupations environnementales, ces jeunes deviennent les figures de proue d’un mouvement qui se diffuse dans toute la société. Il ne s’agit pas simplement d’une problématique de nouvelle génération, mais bien de la culture Z.
Inutile donc de nourrir une « guerre des générations » ou de décerner la palme d’or de l’engagement environnemental ! Il faut réussir à emporter l’adhésion de chacun et surtout ne pas blâmer les manques de cohérence ou de maturité sur le sujet, qui forcent à l’inaction.
La transition vers une industrie décarbonée ne saurait se réaliser sans une mobilisation collective ni une volonté d’action concrète. Face à l’urgence climatique, une approche agile qui engage tout l’écosystème – dirigeants, salariés, start-up, associations – est essentielle. Pourtant, à l’heure de la COP28, force est de constater que la contrainte financière demeure indéniable, d’une part, et que l’on sait mobiliser des fonds pour réparer les dégâts, d’autre part. Ce qui soulève une réflexion : ne serait-il pas plus sage, plus humain, de mobiliser ces ressources pour prévenir ces dommages en amont ?
 
(1) Tester et apprendre.
(2) Volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté.
(3) Démission climatique.
(4) Responsabilité sociétale des entreprises.
 
 
 
 
Le comité stratégique de filière Solutions Industrie du futur, associé à Numeum, Evolis et NSE, a lancé le portail de la décarbonation de toutes les étapes du cycle de production industrielle. Plus de 500 solutions issues de start-up et de PME françaises sont identifiées, évaluées et qualifiées de façon neutre. Des parcours spécifiques sont proposés aux différents publics (industriel, start-up/entreprise, investisseur). Cette solution a été propulsée par l’IA de Motherbase. https://decarbonation.solutionsindustriedufutur.org