« Parce qu’il est l’essence du maintien en état des patrimoines et le socle de l’innovation, il faut sanctuariser l’enseignement technologique »
La réindustrialisation en France est sur toutes les lèvres, et c’est tant mieux ! AMMag ouvre une série d’entretiens auprès d’experts dont l’expérience permet d’apporter, sur de nombreux points, des éclairages fondés sur le bon sens… Rencontre avec Claude Pichot (Ai. 165), président d’honneur de l’AFIM(1) Réseau maintenance francophone, qui défend l’idée d’un campus « production maintenance ». Plus précisément, le Gadzarts avance qu’il faut associer l’éducation et les industriels au sein d’unités pédagogiques pour gagner la bataille de l’innovation technologique.
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Par Propos recueillis par Eric Roubert
Publié le 2024-01-19
AMMag : Votre cheval de bataille a toujours été la défense de la maintenance, souvent peu considérée…
Claude Pichot : Quand plus de 42 milliards d’euros par an sont dédiés, dans notre économie, au maintien en état des actifs industriels, tertiaires et immobiliers, avec plus de 420 000 emplois concernés, l’existence et le développement de la formation à la maintenance doivent être gravés dans les tables de la formation initiale, et l’enseignement technologique remis au premier plan. Si « science sans conscience n’est que ruine de l’âme(2) », patrimoines sans maintenance ne sont que ruines en devenir… Pour remettre l’enseignement technologique sur les rails, il faut cesser de réduire l’enseignement pratique à la portion congrue. Avec pour résultat qu’aucun diplômé n’a jamais conçu ou fabriqué de produit au cours de son cursus de formation. Imaginons simplement que l’ensemble des élèves en formation dans les domaines technologiques soient mobilisés avec leurs enseignants autour de la conception, de la fabrication, de la maintenance et de l’innovation avec les entreprises. Des unités pédagogiques technologiques de conception, de production, de maintenance et d’innovation, des campus, regrouperaient enseignants, industriels et élèves focalisés sur l’amélioration des technologies, le développement de procédés de fabrication réduisant l’empreinte carbone et la conception d’équipements maintenables sans risque. Ces unités pédagogiques technologiques ne sont pas un rêve. Il suffit d’appliquer à la technologie ce qui existe dans les domaines agricole, de l’hôtellerie-restauration et de la santé. Dans ces secteurs, il ne viendrait à l’idée de personne de former des œnologues en regardant la vigne pousser sur des écrans, ni de décerner le titre de cuisinier aux réchauffeurs de la cuisine industrielle ; pas plus que de former des techniciens agricoles ou des vétérinaires sans contact avec les animaux, et encore moins des orthodontistes à soigner des dentitions virtuelles.
AMMag : Que faudrait-il mettre en place selon vous ?
C.P. : Créons les campus « maintenance et production », l’école pour enseigner la technologie à partir du réel. Ainsi, au lieu de fermer les ateliers dans les établissements d’enseignement technique, ceux-là seraient regroupés, pour l’enseignement, avec des unités industrielles existantes. De même, des unités industrielles vouées à la fermeture deviendraient à leur tour des lieux de formation pratique de l’école de la technologie. Constituées en unités pédagogiques de production, ces entités concevraient, fabriqueraient et mettraient au point avec les industriels la robotique prototype des usines du futur, ainsi que les systèmes énergétiques nécessaires à la décarbonation pour combattre le réchauffement climatique. Ces campus participeraient aussi à l’industrialisation du réemploi des produits en fin de vie et au démantèlement des installations. Les TPE et PME y trouveraient des moyens pour développer leurs produits, pour innover et pour former leur personnel. Les enseignants comme les élèves seraient confrontés aux réalités industrielles. Et, dès le collège, les élèves pourraient découvrir la technologie et les machines. Ces unités pédagogiques développeraient aussi les équipements adaptés à la découverte des technologies dès l’école primaire. La remise aux normes des machines non conformes sur le plan de la sécurité contribuerait à élaborer les enseignements pratiques (sécurité, compréhension des normes, etc.). Ces campus permettraient de découvrir la production de chaleur et d’électricité à partir de l’énergie solaire, de l’énergie éolienne…
Avec l’école de la technologie, les collèges, les lycées, les écoles d’ingénieurs comme les universités produiraient alors plus de machines prototypes et de brevets, que de communication. Et les ateliers de la filière technologique et professionnelle donneraient la passion de la technologie aux élèves et aux enseignants. Avec l’école de la technologie et les unités pédagogiques technologiques, industriels, enseignants et élèves travailleraient tous ensemble autour d’un modèle réel commun pour produire et innover. Les « Ténors de la technologie », pour promouvoir les métiers technologiques, seraient alors diffusés sur les chaînes de télévision, comme Top Chef, pour les métiers de bouche…
AMMag : Il y a pas mal d’idées reçues sur l’enseignement de la technologie !
C.P. : À quoi sert l’enseignement technologique quand la désindustrialisation s’installe dans les esprits ? Il ne serait plus nécessaire de connaître les technologies pour innover. L’ajustage, l’usinage, le soudage, le câblage, le formage, le mesurage, le dessin, etc., ne seraient plus d’utilité. Mais où sont donc ces usines dans lesquelles, sans connaître les technologies et sans personnel formé, il serait possible de produire efficacement, de maintenir les installations en bon état de marche et d’innover ? Sans l’analyse des procédés de fabrication existants, sans la connaissance des matériaux et des résultats de la recherche appliquée, sans la liberté de remettre en cause les conservatismes, il n’y a pas d’innovation. Et affirmer que le modèle économique précède le modèle technologique est à méditer. Avec ces préceptes, la roue et l’alphabet n’auraient jamais été inventés. Il ne serait plus nécessaire d’apprendre à réparer. Car certains rêvent de machines qu’on jette à la première panne, d’autres à la limitation calculée de leur durée de vie. Et pourquoi pas nos véhicules, nos logements jetables après nos téléphones portables ! D’autres encore développent des équipements dont nous ne serons jamais propriétaires, seulement des locataires obligés. Les dépenses de maintenance sur la durée de vie des biens représentent bien plus que leur valeur d’acquisition. Elles seraient converties en marché de renouvellement au profit de ceux qui les fabriquent. C’est le rêve de tout industriel que de rendre ses clients addictifs. Dans ce modèle, aucun marché ne s’essouffle, seules les ressources non renouvelables disparaissent définitivement ! Nous pourrions ainsi fermer les sections d’enseignement technologique et les remplacer par l’enseignement du marchandisage. Ce modèle est bon pour le commerce, mais pas pour les utilisateurs et encore moins pour la planète dont les ressources sont finies ! Demain aussi, les machines parleront aux machines. Que ferons-nous lorsque les matériaux rares nécessaires aux cartes électroniques communicantes auront été épuisés ? La formation technologique avec des machines serait une gabegie ! Et si nous écoutions ceux qui affirment que les connaissances technologiques peuvent s’acquérir sans machines, uniquement avec des logiciels et des écrans d’ordinateurs ? On peut apprendre à tourner sans tour, à limer sans lime, on pourrait même apprendre à faire du vélo sans bicyclette…Mais ceux-ci sont-ils prêts à assumer les conséquences de leurs assertions et de la dématérialisation des formations ? Les métiers technologiques de maintenance exigent des têtes bien faites et des mains habiles. Mais ils seraient de peu d’utilité, manqueraient d’attractivité, ne s’adresseraient qu’aux moins doués et coûteraient cher à enseigner. Il est donc légitime de s’interroger sur leur maintien. Mais il suffit d’une seule journée sans remédier aux pannes pour paralyser un pays, d’un défaut de surveillance de boulons pour provoquer une catastrophe ferroviaire, d’un impact de foudre pour arrêter pendant 15 jours un réacteur de 1 300 MW…
AMMag : Quelles sont les solutions que vous préconisez ?
C.P. : Les performances des équipements dépendent de la maîtrise de leur maintenance, et ce, quelle que soit la provenance des technologies que nous utilisons. Mais sans ouvriers, sans techniciens, sans ingénieurs et sans formations technologiques de qualité, pas de maintenance, pas de maintien en état durable, pas de remise en état et pas d’innovation… La filière d’enseignement à la maintenance, depuis la formation des ouvriers qui représentent 80 % des effectifs jusqu’aux ingénieurs, est essentielle à l’économie, comme celle de la littérature, des mathématiques, des sciences, du droit, de la médecine, etc. Et, à ce titre, elle devrait être reconnue d’utilité publique, le marchandisage l’est bien depuis 1974 !
Parce qu’il est l’essence du maintien en état des patrimoines et le socle de l’innovation, il faut sanctuariser l’enseignement technologique. L’innovation ne se résume pas aux concepts. Elle exige des ouvriers et des techniciens capables de fabriquer et de mettre au point les prototypes conçus par les ingénieurs. Et ce n’est parce que Renault, EDF, Stellantis, RATP, Airbus, etc., n’embauchent plus d’ouvriers que des ouvriers ne doivent plus être formés. Au contraire, le développement d’un modèle d’externalisation de la maintenance ne peut se concevoir que dans la mesure où des entreprises de taille intermédiaire existent, épaulées par une filière de formation publique qui nourrit en permanence le vivier des compétences professionnelles dont elles ont besoin. Sans une filière de formation depuis le collège, dédiée aux métiers de la maintenance, fondée sur l’utilisation des machines et des procédés, on ne formera que des encadrants, la tête. Mais la tête sans les mains, c’est la ruine des patrimoines assurée. Ou le recours en catastrophe aux soudeurs américains comme pour le parc nucléaire d’EDF…
Les raisonnements à court terme occultent l’avenir, ils empêchent même de l’imaginer. La formation technologique est le garant de l’avenir des patrimoines, car maintenir s’inscrit dans la durée. Mais c’est aussi le défi du siècle. Dans un environnement dominé par le court terme, comment faire face à la croyance que les tutoriels sur Internet sont l’avenir de la formation marchandisée ? Déjà en 2002, Bill Crist, président du fonds de pension californien Calpers déclarait : « Si j’étais roi, j’élimerais les rapports trimestriels », en étayant son raisonnement sur le constat que le management à court terme ne conduit pas à prendre des décisions intelligentes et profitables à long terme.
Les industriels, enfermés dans la perspective du trimestre, souhaitent cependant un personnel correctement formé, disponible sur-le-champ. Ils sont très souvent peu enclins à constituer des équipes en réserve, alors que l’acquisition des savoirs et des savoir-faire prend toujours beaucoup de temps. De leur côté, les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur cherchent à réduire les horaires de formation pour diminuer le nombre d’enseignants et le coût des formations. Fermer des lieux de formation est simple, comme supprimer l’enseignement pratique qui permet la compréhension du fonctionnement des machines. C’est pourtant en apprenant à forger qu’on devient forgeron ! Est-il réaliste d’apprendre à forger en regardant un écran d’ordinateur ? Est-il réaliste d’apprendre à câbler en raccordant des conducteurs virtuels sur des écrans ? Et d’apprendre à souder dans le métavers ?
AMMag : Selon vous, sans réel, c’est l’effondrement !
C.P. : La réparation des machines sans intervention humaine n’est pas réaliste, bien que leur conduite puisse se faire sans intervention humaine pendant des durées limitées par leur fiabilité. Si le métro automatique transporte les passagers sans conducteur, sa maintenance exige des ouvriers, des techniciens et des ingénieurs parfaitement au fait des technologies et de leurs modes de remise en état. Ce qui n’empêche pas certains de rêver d’un monde où l’autocicatrisation des réseaux remplacera l’acte de maintenance. Mais les réseaux de tuyauterie ne colmatent pas leurs fuites, contrairement aux vaisseaux sanguins. Pas plus que ne se reconstituent les conducteurs fondus après un court-circuit, pas plus que ne repoussent les dents usées des engrenages…
Il faut comprendre comment fonctionnent les machines pour pouvoir les réparer. Si le modèle d’enseignement technologique n’est pas réel, qui saura réparer nos téléphones portables ? Personne ! Et l’objet devenu inutile parce que non communicant finira à la poubelle. Mais, plus largement, qui saura remplacer la garniture d’étanchéité d’un robinet ? Qui saura remettre en état la tige d’un vérin ? Qui saura comprendre pourquoi la broche d’une machine-outil s’échauffe, pourquoi les tuyauteries entrent en vibration ? Qui saura comprendre par quel mécanisme les coups de bélier les détruisent et quels sont les effets de la cavitation sur les pompes ou sur les assemblages de combustibles ? Qui saura ce que signifient les codes couleur des conducteurs électriques ou des tuyauteries ? Qui maîtrisera les énergies et leurs dangers ?
Ces enseignements sont fondamentaux pour la compréhension du fonctionnement des machines et des systèmes. Ils sont aussi indispensables pour innover. Par dogmatisme ou par ignorance, on peut réduire à néant des années d’efforts de formation avec des décisions erronées en préférant développer la communication et le management au détriment de la lecture des plans, de l’établissement des schémas de dépannage, de l’apprentissage des métiers de base de la fabrication et de l’ajustage, ou encore de la connaissance des principes physiques et mécaniques de fonctionnement des machines. C’est bien ce débat qui est ouvert pour la formation technologique. Et ce n’est pas en la supprimant au collège que nous gagnerons la bataille de la réindustrialisation…
(1) Association française des ingénieurs et responsables de maintenance.
(2) Citation de Rabelais, tirée de Pantagruel (1532).
Mini-bio
Claude Pichot (Ai. 165)
1965-1969 Diplômé de l’École nationale supérieure d’arts et métiers
1969-1970 Diplôme d’études approfondies en électricité (DEA de 3e cycle) à la faculté des sciences de Marseille Saint-Jérôme.
Parmi ses activités professionnelles, Claude Pichot a notamment été président de la commission de normalisation « maintenance » au sein de l’Afnor et membre de la commission pédagogique nationale des enseignements à la maintenance. Il est aussi l’auteur de nombreux rapports, dont celui sur la « souveraineté numérique : des normes, du multilinguisme, du français et de la francophonie et des enjeux de la Convention universelle des échanges numériques des données techniques avec l’Internet (rapport au ministre du Numérique) ».