Quand la communication défie la raison

Les technologies modernes encouragent l'infobésité, et nos cerveaux saturés sont à la peine pour distinguer le bon grain de l'ivraie au royaume de la communication… où s'insinuent intelligence artificielle, utile ou inutile, vrai ou « fake », réel ou virtuel. Elles dérangent notre intellect et modifient nos comportements. Plus que jamais, le discernement, forgé par l'éducation et l'expérience, demeure le recours des hommes.
Vérité sortant du puits armée de son martinet pour châtier l’humanité, de Jean-Léon Gérôme, huile sur toile, 1896.
____________________
Par Jean-Baptiste Micewicz
Publié le 2023-11-14
Vrai ou « fake » ? L’intelligence artificielle ne peut distinguer les deux. Ne comptons pas sur le Net pour nous aider, sauf à disposer de temps et de méthodes pour recouper et analyser les sources. Ne comptons pas trop sur l’entourage ni sur les relations, qui – consciemment ou non – propagent les rumeurs. L’émotionnel n’est jamais loin, qui érode toute pensée rationnelle. Et puis, qu’est-ce que la vérité après tout ? A-t-elle seulement gardé un sens dans notre monde de communication ?
Prenons un exemple simple et courant : un « ami » ou un membre bavard de votre famille vous inonde régulièrement de photos et de vidéos, « partageant » (un mot à la mode, ersatz d’une fraternité en voie de disparition) avec vous des balades ou réunions avec sa tribu, vous imposant les scènes édifiantes de barbecue, de plage, de piscine, de jeux avec le chien, de verres choqués joyeusement à votre santé, de commentaires insipides, de rires et de sourires devant l’objectif (le b.a.-ba du politically correct et de l’illusion normative du bonheur)…
Le règne de l’infobésité sans intérêt
Est-ce là un échange, un dialogue, un enrichissement ? Est-ce le reflet d’une réalité, de LA réalité ? Certes non ! La seule réalité que cette logorrhée numérique révèle en creux est l’encombrement de la mémoire de son smartphone – et du nôtre – avec des milliers d’enregistrements inutiles. Ces chefs-d’œuvre s’offriront l’immortalité sur un serveur… d’où leur auteur, plein de regrets quelques années plus tard, ne saura pas les retirer.
Prenons un exemple d’un autre niveau : un homme politique s’exprime sur un sujet (qu’il ne maîtrise pas, mais sa faconde remplace heureusement son ignorance) et pérore devant un public estival de supporteurs déjà acquis. Il énumère un certain nombre d’approximations et de bêtises à propos des terribles dangers de notre industrie nucléaire, qu’il convient donc d’arrêter. Et le parterre d’applaudir les effets de manche et les bons mots, impressionné par l’érudition et l’éloquence du tribun, qui lui suffisent.
Un ingénieur connaissant la physique et les ordres de grandeur, les procédés industriels et le ratio efficacité/coût économique et écologique des différentes productions d’énergie vient expliquer – sans effet de manche et parfois même d’une façon un peu cassante, mais lumineuse pour le néophyte – la réalité des choses à la radio, sur un plateau de télévision ou dans des colloques plus confidentiels organisés par des écoles ou des fédérations professionnelles. Qui l’écoute et le comprend ? Bien peu de monde, y compris chez les décideurs. Et parmi ces autistes figurent des politiques bon teint (comprendre de la bonne couleur : la verte, bien entendu) qui n’ont eu de cesse de dénigrer notre industrie nucléaire. Laquelle est heureusement encore en mesure de fournir de l’électricité à nos voisins, notamment à l’Allemagne, qui doit rouvrir des centrales à charbon, un comble au pays des fameux « Grünen »…
L’éducation seule n’y suffit pas
Troisième exemple, à une échelle plus inquiétante : une proportion très notable de la population d’une grande puissance croit, dur comme fer, que le grand manitou incompétent, sans cervelle et sans morale qui les appelle à être « great again », doit absolument se représenter et être élu à l’élection présidentielle de 2024, même s’il est emprisonné d’ici là, ce que la Constitution de ce grand pays permet (sic).
Où sont l’intelligence, le questionnement et l’écoute au pays de la plus large liberté publique d’expression possible ?
Face à ces coupes à moitié vides ou pleines, et devant l’abondance des « fake news » irriguant toutes sortes de canaux (X [ex-Twitter], Meta et autres réseaux sociaux), heureux celui qui est en capacité de ne pas se laisser entraîner et raisonne avec son simple bon sens, basé sur sa connaissance de l’histoire et des peuples, et, si possible, avec le souvenir de quelques notions de physique.
« Felix qui potuit rerum cognoscere causas(1) », disaient les Romains. L’éducation peut y aider, mais, seule, elle n’y suffira pas, car il s’agit de savoir quelle éducation. Prenons l’exemple des petits écoliers russes : avec des manuels d’histoire revisités leur disant que l’Ukraine n’existe pas et a toujours été la proie des nazis et satanistes que nous sommes tous, avec leur catéchisme patriotique et leur sensibilisation paramilitaire dès le plus jeune âge, seront-ils capables, à 20 ans, de comprendre dans quel endoctrinement on les aura entraînés ? Leurs grands-parents croient toujours que la Seconde Guerre mondiale a débuté avec l’invasion de l’URSS par les Allemands en juin 1941 (ce qu’a fait l’Armée rouge en 39-40, relevant sans doute d’ « opérations militaires spéciales »). Leurs parents, eux, sont devenus apathiques, résignés, et très inquiets pour leur sécurité et leur consommation. Il y a donc fort à parier que ces charmants petits écoliers, devenus de jeunes hommes aguerris, se montreront parfaitement aptes à la guerre, tout comme le furent avant eux les soldats de la Wehrmacht issus de la Hitlerjugend, qui les avait préparés très tôt…
Quelle perspective ?
Ainsi est faite la pâte humaine, malléable à souhait. Pourtant, il existe sous notre crâne un organe puissant qui instille parfois dans notre esprit des questions bizarres, comme des doutes… Cela ne suffit pas pour réagir, il y faut une volonté. « De toutes les façons, nous ne pouvons rien faire, ça nous dépasse et nous ne connaîtrons jamais la vérité. » On pardonnera ce propos défaitiste au passant russe interviewé dans la rue sur la réalité de la guerre en Ukraine ; les risques encourus en Russie à manifester son désaccord sont hors de proportion avec ce qu’on peut imaginer chez nous pour avoir critiqué le gouvernement. Mais justement, que reste-t-il ici, chez nous, pour éveiller la majorité silencieuse ? Son environnement médiatique ne lui offre pour toute perspective que le monde Meta, où le cruel dilemme « vrai ou “fake” » sera bientôt éludé par la question : « Réel ou virtuel ? »
Espérons quand même : l’organe extraordinaire qui fonctionne à peu près sous notre crâne parvient à développer chez quelques-uns cette qualité magistrale évoquée plus haut qui, en principe, permet d’éviter la plupart des écueils. Une qualité que je souhaite sincèrement à tous nos camarades ingénieurs sortant d’école : le discernement.
(1) Vers no 490, extrait du livre II des Géorgiques, poème didactique en quatre livres écrit à la fin du Ier siècle av. J.-C. par le poète latin Virgile.