Debat / Point de vue de Jean-Baptiste Micewicz (Cl.177)
Le gnou et le scorpion

Le gnou et le scorpion
Un gnou esseulé, las de sa course et frissonnant d’inquiétude, contemplait indécis la large rivière agitée et profonde qu’il devait traverser pour trouver sa pitance de l’autre côté. Vint un scorpion, qui timidement entama la conversation tout en restant prudemment à quelque distance des sabots destructeurs de l’animal. «Ô beau gnou, toi qui es fort et qui peux traverser sans encombre ce fleuve tumultueux, conçois comme il m’apparaît effrayant, à moi qui ne suis rien du tout devant la force des éléments! Je me noierai si j’ose m’y aventurer seul, et je serai avalé, avant ou après d’y mourir, par un crocodile. Toi, tu sais traverser et tu ne les crains pas. Vois comme j’ai besoin d’aide! Accepterais-tu de me prendre sur ton dos pour me transporter au sec jusqu’à l’autre rive? 
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Par Jean-Baptiste Micewicz
Publié le 2023-08-22
Je dois impérativement m’y rendre, moi aussi. M’aideras-tu, ô formidable animal?– Dis donc, tu me prends pour qui? répond le gnou. Tu crois que je ne vois pas clair dans ton jeu, hypocrite? Si je te prends sur mon dos, quand nous serons au milieu du courant, tu me piquera set je sombrerai en agonisant dans cet horrible maelström! Va donc faire ton boniment à d’autres gnous, ou aux zèbres là-bas, tiens. Dégage!» Alors, il agite sa tête en brandissant ses cornes et fait mine de vouloir écraser le perfide d’un coup de patte, avec l’air de «celui à qui on ne la fait pas». Pas démonté, le scorpion marque un temps de réflexion puis reprend d’une voix mielleuse en se redressant, posant ses pinces sur sa taille, d’un air offusqué: «Excuse-moi d’insister, précieux gnou, mais je pense qu’on ne s’est pas compris. Voyons, réfléchis: si je fais ça, tu sombres, certes; mais alors je sombre avec toi, et je perds tout dans l’affaire. Le bilan sera catastrophique: la mort pour tous les deux. Comment puis-je vouloir ainsi me condamner? Où est mon intérêt, alors que je souhaite ardemment traverser? Ce que je te propose n’est pas dangereux, au contraire, cela garantit même ta sécurité!», conclut-il, avec la supériorité satisfaite de celui qui sait raisonner. Le gnou paraît dérouté et réfléchit un temps. Puis, opinant de la tête, un peu penaud d’avoir douté de la parole de son brillant interlocuteur, il se rattrape: «C’est ma foi vrai. Ton raisonnement est juste... Tu m’as convaincu. Excuse-moi, je suis vraiment un idiot. Allez, monte!», dit-il, bonhomme. Le scorpion ne se fait pas prier. Il grimpe et s’installe sur l’échine du mastodonte, qui s’engage alors vaillamment dans le lit du cours d’eau. Là, il progresse effectivement sans difficulté, bandant ses muscles puissants et pesant de tout son poids sur le fond sablonneux et pierreux, avançant régulièrement et sans dévier malgré le terrible courant. La surface de l’eau atteint bientôt son gibet. Les voici à la moitié du parcours, confiants dans l’issue heureuse du voyage. C’est alors qu’une brûlure fulgurante déchire le dos du fier animal. «Oooh! aaaah! malheur! Dieu des gnous, au secours!», fait-il, stoppant net, sidéré par son infortune, complètement désemparé. «Tu m’as piqué! Je vais mourir... Mes forces m’abandonnent, nous allons périr noyés... Mais pourquoi, pourquoi as-tu fait cela, fol animal? Tu m’avais pourtant dit...»,articule-t-il encore avec peine, défaillant lentement mais inexorablement, s’enfonçant dans les remous en entraînant avec lui son damné cavalier. Le scorpion, admettant l’échec de son projet, esquisse un haussement d’épaules et répond, résigné mais souriant avant de boire la tasse: «Oui, je sais... mais que veux-tu: c’était plus fort que moi.»

PLAISIR SADIQUE

La morale de cette histoire? Le tueur, par sa nature même, ne peut se priver du plaisir sadique de tuer, même s’il a signé un accord avec vous qui l’arrange temporairement. Votre accord ne vaut rien devant son instinct, et votre esprit de conciliation vous rend même encore plus méprisable à ses yeux. Nul doute qu’il tirera encore plus de jouissance à vous étriper plus tard, même s’il doit y laisser sa propre peau. On peut rencontrer ce genre d’acharnement dans le milieu des affaires quand, par exemple dans le film Pretty Woman, un avocat rapace veut mettre à mort un concurrent à terre par pur plaisir, alors que ce dernier a proposé un arrangement raisonnable donnant toute satisfaction aux deux parties. J’aime me référer à cette histoire quand il est question de la trop grande assurance que nous avons dans notre intelligence ou, surtout, de la croyance que nous avons dans la rationalité de nos interlocuteurs, oubliant que leur rationalité n’est pas forcément la nôtre et qu’un fou dangereux a toujours une rationalité qui lui est propre, même s’il évolue – toujours selon nos vues – dans un monde parallèle qui le coupe de la réalité. Toute ressemblance avec de grands personnages de notre histoire récente n’est, évidemment, qu’une coïncidence... Ainsi, tout était déjà écrit dans Mein Kampf, et personne n’y a cru (peut-être même que personne ou presque ne l’a lu non plus, à l’époque).

PERSISTER À CROIRE, MALGRÉ LES ÉVIDENCES

Malgré leurs humanités au lycée, puis chez leur alma mater, il s’est trouvé des élites dans nos démocraties pour trouver des mérites à ce monsieur Hitler: après tout, «il avait remis de l’ordre chez lui» (tandis que, chez nous, c’était la chienlit), c’était quelqu’un «avec qui on pouvait faire des affaires» et, finalement, «il n’était pas si mauvais qu’on le disait». Elles ont persisté à croire, en dépit des évidences qui s’accumulaient, que si on lui donnait satisfaction, il n’aurait plus de nouvelles exigences, les garanties de sécurité et d’espace vital étant assurées au peuple allemand... Peu après, en pleine guerre et ayant rejoint à Londres le gouvernement polonais en exil afin de l’informer sur la réalité de l’abomination à l’œuvre dans le ghetto de Varsovie (où il avait été infiltré) ainsi que dans les camps, le résistant polonais Jan Karski eut l’occasion d’alerter les Alliés, les Britanniques (il rencontra Anthony Eden) puis les Américains (il fut reçu par Roosevelt), sans être cru. On citera ici le juge à la Cour suprême Felix Frankfurter, lui-même juif, qui, à l’issue de son entretien avec Karski en juillet 1943, ne l’avait pas cru: «Monsieur Karski, un homme comme moi parlant à un homme comme vous doit être tout à fait franc. Je dois donc vous dire que je suis incapable de vous croire.» Sommé plus tard de s’expliquer par une protestation de l’ambassadeur polonais aux États-Unis, il avait confirmé: «Monsieur l’ambassadeur, je n’ai pas dit que ce jeune homme mentait. J’ai dit que je suis incapable de le croire. Ce n’est pas la même chose.»(!) Plus tard encore, dans une Europe en ruine, ces mêmes démocraties, avec à leur tête un Roosevelt malade et affaibli, ont bien voulu croire que Staline respecterait l’engagement qu’il avait pris à Yalta – toujours avec sa faconde voir à lui – d’organiser, après-guerre, de sélections libres dans les pays «libérés» par l’Armée rouge, lesquelles se sont effectivement tenues et ont toutes porté – avec des résultats si impressionnants qu’ils ne dupent personne– les partis communistes locaux créés par Moscou à la tête de ces malheureux pays. En cherchant bien, on trouvera encore aujourd’hui de tels référendums honteux dans des territoires occupés, et des «élites» chez-nous pour soutenir la thèse du rôle coupable de ceux qui auraient encouragé monsieur «Poutler» à envahir l’Ukraine en le poussant bout, plutôt que de voir la réalité des velléités hégémoniques de l’agresseur, qu’on avait déjà laissé faire en 2014 en Crimée...

UNE ÉLITE «PLEINE DE BRAVITUDE»

La liste est longue des dirigeants pris de «folie» – selon nos critères, toujours – dont il ne faudrait jamais croire un seul mot, quand dans le même temps on ne croit pas des témoins lanceurs d’alerte, qui passent pour des Cassandre ou des illuminés. Il semblerait que, cette fois-ci, face au drame ukrainien documenté quotidiennement, nos démocraties aient compris... mais jusqu’à la limite de résistance de leurs propres opinions publiques, qui sont forcément malléables et potentiellement sensibles aux paroles de leurs intelligentsias, à l’image de l’élite pleine de «bravitude» qui s’interroge sur la réalité des blessés dans une maternité bombardée – une opinion publique plus sensible encore, et on peut le comprendre, au prix de l’énergie et au risque de coupures d’électricité pendant l’hiver...La bêtise – surtout celle qui se nourrit du champ des caméras – est omniprésente, particulièrement à notre époque médiatique. Le discernement, lui, est cruellement absent à tous les étages, même chez ceux qui ont la possibilité d’être raisonnablement bien informés. Car, même en ce cas, la pirouette est disponible pour des esprits limités et sous influence, fussent-ils cultivés: «Fake»! Complot! Les mêmes finiront un jour par se laisser convaincre que la terre est plate, ou que l’on n’a jamais été sur la Lune, mais qu’un «Big Brother» contrôle nos esprits et nos vaccins depuis une base lunaire enterrée... Au point que l’on peut se demander à partir de quel degré d’horreur et d’indécence l’homme, même éduqué, devient capable de réaliser ses erreurs et comprend que sa liberté a tout simplement un prix. La réalité finira cependant toujours par le rattraper et, alors, les «nous ne savions pas» honteux alterneront avec les «je ne l’ai pas cru, c’est vrai, mais on nous a menti» désemparés. Donc, restons gnous, si l’on veut. Mais n’écoutons jamais les scorpions si nous voulons traverser dignement cette époque!