Debat / Tribune de Michel Harmant (Ch.161)
Devoir d’ingérence

Devoir d’ingérence
Parmi les devoirs dont les ingénieurs se sentent investis, le plus difficile à remplir est peut-être celui d’ingérence dans les affaires publiques. L’ingénieur est un créateur. Il invente, met au point, perfectionne des procédés destinés à produire des biens à l’usage du public, répondant à un besoin. Les besoins sont définis à un moment donné, dans un contexte social, politique, géographique donné. Leur utilité est reconnue par une ou plusieurs autorités chargées de servir l’intérêt général. Tout jugement sur le bien-fondé de ces besoins, sur la manière dont ils ont été exprimés, ne fait pas partie à priori des prérogatives de l’ingénieur. 
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Par Michel Harmant
Publié le 2023-08-22

Il est chargé du projet de conception ou de réalisation du produit en question et, le plus souvent, il se voit ainsi attribuer un périmètre délimitant sa tâche. Son espace d’action est à ses yeux distinct de celui des autorités commanditaires. Cette vision est le fruit d’une confusion entre le concept d’autorité et celui de pouvoir. Notre civilisation revendique le privilège d’avoir instauré la démocratie, de la développer sans cesse et de la répandre auprès de toutes les nations. Il est souvent fait référence à la Grèce antique, «berceau» de la démocratie. Le schéma est-il idyllique? Déjà, dans La République, Platon déplorait que «le pouvoir distribue du spectacle». Il est tentant, pour tout pouvoir, de mettre en scène une vision unilatérale du monde et de la vie. La présentation de la vie comme un spectacle a l’avantage de solliciter les ressorts les plus élémentaires des réactions humaines, les émotions, parmi lesquelles la peur occupe une place privilégiée. Mettre en scène les ingrédients qui fabriquent la peur et l’entretiennent consolide le pouvoir, le soustrait au contrôle et l’exempte de toute remise en cause. Dans une société normative à l’excès, les règles qui encadrent l’action, et plus généralement la vie, font peu de cas des nuances qui différencient les individus entre eux. Le nivellement par la norme condamne l’originalité et, par là, freine la créativité. Dans l’exercice de son métier, l’ingénieur doit constamment veiller à préserver le mariage subtil entre un conformisme de mission et une créativité de progrès. Il doit le faire sans compromission; il n’est pas astreint à faire un choix binaire entre timidité et arrogance, mais s’il se débarrasse de tout complexe, tant d’infériorité que de supériorité, il doit aussi allier fermeté et nuance, en évitant de tomber dans la fadeur ou la mièvrerie. Ses avis méritent d’être défendus, lorsqu’ils relèvent d’une compétence caractérisée dans un domaine qui est le sien. Il ne doit pas alors se sentir étranger au débat, sous prétexte que le contenu de sa mission ne lui en donne pas explicitement accès. Dans notre société démocratique, où le débat public est accaparé par le pouvoir de l’information, les décisions sont souvent prises en faisant fi de l’avis des personnes compétentes en la matière considérée. La pression idéologique l’emporte trop souvent face aux avis éclairés. Ce n’est pas en infantilisant les masses que l’on peut espérer d’elles une aspiration à l’élévation intellectuelle et morale. Parmi tous ses devoirs, l’ingénieur ne doit pas exclure celui d’ingérence dans les affaires publiques, un domaine où la compétence fait si souvent défaut.